Pour sa nouvelle création avec le Ballet du Rhin (Yours, Virginia), le chorégraphe israélien Gil Harush s’intéresse à la vie de Virginia Woolf. Interview à quelques jours de la création.
Par quel bout vous emparez-vous de Virginia Woolf : sa vie, ses écrits, sa lutte pour être libre à son époque…
C’est un sujet énorme en effet, je pourrais vous dire tellement de choses. Quand j’avais 20 ans, j’en ai 31 aujourd’hui, j’ai vu le film The Hours. Il a provoqué un effondrement en moi. Je pense que c’est l’un des meilleurs films que j’aie jamais vu, car il est construit comme de la pure danse, la musique y joue le même rôle qu’au théâtre. Cela m’a pris longtemps de découvrir ce qui me rendait si curieux : était-ce Virginia Woolf ou le film ? J’ai compris que c’était elle et depuis lors, je n’ai eu de cesse de traverser tout ce que je trouvais autour d’elle : livres, essais, correspondance, son caractère, sa personnalité… et avec le temps j’ai découvert ce qui était drôle et cool, très loin de l’image qu’on nous donne d’elle. Elle a toujours dit que ses docteurs l’avaient rendue comme cela, dépressive, sombre. Je pense avoir appris à la croire avec le temps et mes recherches. Dans toute sa vie, on lui a renvoyé l’impression qu’elle était folle, au point qu’elle en avait la sensation. Elle a écrit qu’elle se suiciderait plus d’une fois, a eu de nombreux black-outs, elle a commencé à entendre des voix, mais je ne pense pas qu’une femme comme elle aujourd’hui en vienne à s’enlever la vie. Je pense que son traitement médical serait bien différent et qu’elle serait aussi plus écoutée.
Les gens autour d’elle aussi la regarderaient autrement…
Tout à fait ! Pour moi tout part de ce moment où les médecins lui dirent qu’elle ferait mieux de ne pas tomber enceinte car cela pourrait la rendre dépressive. Tous mes meilleurs amis ont une part dépressive en eux, comme moi. Mais je ne vis pas à son époque, je ne suis pas une femme dans cette Angleterre rigoriste du début du XXe siècle. Elle a perdu espoir car je crois qu’elle pressentait que les choses n’allaient pas changer pour elle. Nous sommes 70 ans plus tard et les choses n’ont pas tant changé que cela. Les femmes gagnent toujours moins que les hommes, certains postes leurs sont inaccessibles… Je rêve cette pièce depuis longtemps et j’attendais le bon moment, la rencontre avec la bonne compagnie de danseurs et le bon directeur artistique que j’ai trouvé en Bruno Bouché. Beaucoup de choses sont mises en avant aujourd’hui, les progrès technologiques… alors que l’on ne parle jamais de sexualité, genre, humanité, être ouvert, vivre comme vous le souhaitez. Toutes ces choses sur lesquelles Virginia Woolf a écrit et la société, au lieu de favoriser cela et d’aller dans cette direction, continue de parler de conquête de territoire, pouvoir, technologie… Nous avons beaucoup à apprendre d’elle !
Comment travaillez-vous avec les danseurs du Ballet ? Leur avez-vous donné des choses à lire ?
J’ai commencé mon travail en août 2018. Il m’a fallu du temps pour savoir quoi porter au plateau. Je suis psychothérapeute en parallèle de ma carrière de chorégraphe. Mais elles ne font qu’une en vérité. Lorsque je travaille au studio, je traite les danseurs comme s’ils étaient mes patients. Donc lorsqu’ils improvisent, je porte mon attention sur l’inconscient de leurs expressions, de leurs mouvements et de leurs émotions. Je travaille beaucoup avec mon intuition, écoutant les voix en moi portant ce qui n’est pas dit par le mouvement. Se sont créées des images qui vont du bonheur à la tristesse et tout ce qui est contenu entre les deux. J’ai choisi des images de la vie de Virginia, son jardin, la rivière dans laquelle elle s’est tuée… Nous nous sommes beaucoup interrogés sur ce que nous laissions après notre mort. Elle a tant laissé : des textes, du chagrin… se suicider dans une rivière est tellement dramatique et poétique ! Le plus difficile est de creuser son propre sillon dans tout ce qui existe aussi comme films, pièces et livres sur elle. J’ai compris que j’étais curieux des questions qu’elle posait dans ses propres textes. Elles apparaitront dans ma pièce sous forme de texte. Par exemple “Will you assure him of this?”, qu’elle pose à sa sœur dans sa lettre de suicide, en parlant de son mari Leonard, duquel elle dit qu’il a été parfait, toujours la bonté même. Cela me brisa le cœur ! En plus de sa lettre pour lui, elle demande à sa sœur dans une autre lettre de s’assurer qu’il soit bien sûr qu’il n’y est pour rien, au contraire. Il y a tant d’humanité dans tout cela. Une autre question est : “What is it? And should I die before I find it?” Peut-être était-elle finalement très réaliste et savait que rien ne changerait et qu’elle ne trouverait pas ce qu’elle cherche en elle ?
Danseurs et danseuses ont-ils des partitions et des rôles différents ? Comment traitez-vous l’importante question du genre et de la sexualité ?
La fluidité des genres est si grande chez les membres du Ballet du Rhin que c’est un présent fabuleux pour les artistes travaillant avec eux. Je peux choisir ce que je veux qu’ils soient à tout moment. La première image que l’on verra sera celles des hommes et des femmes, clairement séparés. Mais cette frontière sera totalement balayée par la suite. Je cherche à la casser en montrant que cette barrière n’est qu’une image créée par la société. Je montre différents types de femmes et d’hommes. Tous sont Virginia, tous sont le reflet d’une part d’elle-même.
Comment transcrivez-vous cela dans les corps ?
Je travaille beaucoup avec les gestes. Parfois ils sont comme des signes reconnaissables et sont comme un livre ouvert. D’autres sont plus abstraits. J’essaie de créer des îles. Chacune est un signe clairement lisible, comme un mot. Au spectateur de faire les liens. Les mouvements vont du plus lent au plus énergique, du plus fort tout en muscle au plus doux possible, dansant “avec les os”.
L’eau ou ses métaphores sont très importantes chez Woolf. Y a-t-il des traces aquatiques dans Yours, Virginia ?
Les danseurs passent leur temps à traverser la scène dans cette pièce. Ils sont la rivière, ils sont le mouvement de l’eau. Je n’ai jamais lu Les Vagues en imaginant la mer, mais plutôt son humeur. La métaphore apparait dans ma manière de construire la pièce dans une succession de creux et des sommets comme une vague, comme la succession de ses états de dépression et ceux où elle allait mieux, de Londres au village. Parfois je me demande si je ne fais pas autant une pièce sur Virginia Woolf que sur Leonard Woolf. Car on parle de réflexion, il est parfois plus facile de comprendre quelqu’un par son mari, sa mère, ses amis que la personne elle-même. Cela m’a poussé en moi-même : cette manière d’aimer et ses limites, comment nous pouvons si aisément nous perdre, juste pour aimer et je suis si désolé qu’aimer autant ne soit possible qu’à un tel prix. Nous apprendrons de Virginia car nous la verrons à travers les sentiments de son mari. Quand je parle aux danseurs, je leur dis d’essayer d’aller à la rivière maintenant, car Leonard n’est pas à la maison. Ce n’est l’opportunité d’y aller, mais la menace de vivre sa vie dans la peur qu’elle aille à la rivière. Je travaille toujours avec un symbole pour la scénographie. Ici c’est un mur de cristal de trois mètres sur deux, au centre de la scène. Pour moi il est comme un bout de rivière mis sur le plateau. Vous pouvez voir à travers mais aussi votre réflexion à l’intérieur. L’avant-scène est la réalité consciente, le fond de scène l’inconscient.
Comment cela est-il connecté à la musique ? Quelle est sa place et son rôle ?
La musique a été l’un des plus beaux processus de création pour moi. J’ai travaillé avec Jamie Man. C’est une compositrice anglaise qui fait aussi de la dramaturgie musicale. Elle m’a aidé à choisir et à construire les transitions. Elle a beaucoup recherché de musiques pertinentes pour l’époque, celles que Virginia pouvait écouter chez elle. Nous avons pris un beat de chacun : Chostakovitch, Tchaïkovski… Pas forcément des choses écrites par eux à cette période, mais de quoi créer un langage qui réponde aux humeurs : la musique transcrit ce que l’on souhaite de tout son cœur mais ne peut obtenir. Il y a beaucoup d’orgasmes ici, avec de nombreux climax, des moments de catharsis. C’est là où nous vivons le plus intensément, avant la “petite mort”. On ne peut parler d’elle sans penser à sa sexualité : elle a eu une romance lesbienne, vécu en couple, pratiqua l’échangisme entre couples… Même à notre époque les gens ont peur de parler de relation ouverte. C’est toujours un tabou !
Qu’avez-vous appris sur vous durant cette création qui est un sacré voyage ? Quelle trace laisse-t-elle ?
J’ai toujours vu le monde intérieur de l’humain, ou mon monde intérieur, comme construit à partir de sensations, de pensées et d’émotions et c’est pourquoi ce monde est abstrait. Contrairement à la “réalité”, le monde qui nous entoure est physique et concret. Avec les danseurs, j’ai commencé à voir les choses autrement. La réalité et le monde physique sont plus abstraits que le monde intérieur. Je tombe toujours amoureux dans le studio de danse, j’ai toujours envie d’y pleurer, d’y crier et d’y faire l’amour. Je ne me l’autorise pas. Je m’arrête, car c’est ce que nous, adultes, sommes malheureusement censés faire. Alors je vis ces choses en moi et elles deviennent si tangibles dans mon imagination et si physiquement présentes dans mon corps, que la “réalité” devient simplement le vestige d’une énergie très abstraite…
À La Filature (Mulhouse), du 6 au 9 février
lafilature.org
À l’Opéra (Strasbourg), du 18 au 21 février
operanationaldurhin.eu
À l’Opéra national de Lorraine (Nancy), jeudi 2 et vendredi 3 avril 2020 ballet-de-lorraine.eu