Vinoconoclaste

Invraisemblables alliages de grands crus ou fromages prenant la forme d’œuvres de Sol LeWitt : Nicolas Boulard érige un pont entre arts plastiques et arts de la table. La carte (des vins) et le territoire revus par Boulard, à consommer sans modération au Frac Alsace.

Issu d’une famille de viticulteurs rémois, diplômé de l’École des arts décoratifs strasbourgeoise en 2002, Nicolas Boulard réalise en 2009 le Clos du Frac, installation permanente dans le jardin de l’institution sélestadienne, parcelle viticole créée par le “déplacement” d’un vignoble bordelais en Alsace. Blasphème ? Saccage de cépage ? Geste “vinoconoclaste” ? Depuis une dizaine d’années, l’artiste détourne les codes en s’attaquant à deux domaines jugés sacrés en France : l’art et le terroir.

Durant ses études à Strasbourg, Nicolas rencontre un caviste ayant pour habitude d’inviter des vignerons à présenter leurs breuvages. « Les mots qu’ils mettaient sur leur vin m’ont rappelé l’enseignement des écoles d’art où l’on n’est pas uniquement dans une production, mais aussi dans l’oralité, la justification de notre démarche. » Pour son année de diplôme, il expose Cuvée 2001, un vin de Champagne réalisé en faisant le « strict opposé des règles traditionnelles : nous avons vendangé, au mois de novembre, du Pinot Meunier, cépage pauvre que j’ai chaptalisé en ajoutant du sucre à 50%… Une hérésie ! » Le jury devait-il noter ce qu’il était en train de goûter ou le travail artistique réalisé ? Plus tard, en 2008, lorsque le magazine artpress l’invite à participer au hors série La Gastronomie, le vin, l’art, Nicolas Boulard pousse l’expérience et propose à six critiques de porter un regard sur ses objets artistiques… dégustés à l’aveugle.

Des sous, encore des soûls

Le vin est un précieux nectar que tout le monde peut apprécier, mais qui demeure codifié, réservé aux érudits, avec un vocabulaire propre… comme en art. « Dans les deux cas, la critique est très importante. L’œnologue américain Robert Parker, en fonction de ses remarques, va fortement influer sur les prix », explique l’artiste. « Le marché du vin, comme celui de l’art, est préoccupé par le fait de proposer des crus très chers. Quand Perrier-Jouët annonce son intention de faire un Champagne à 5 000 euros, il n’évoque même pas le type de raisin utilisé. De même, quand il fait son crâne orné de diamants, Damien Hirst cherche avant tout à produire une œuvre inabordable. C’est un inversement dans la production. » Acte de dénonciation d’un marché qui s’enivre ? En 2007, tel un faussaire, Nicolas expose une palette de 112 bouteilles de Romanée-Conti (« Que tout amateur de vin se doit d’avoir dégusté ») datées de 1946… « alors que les vignes ont été arrachées cette année-là ». Une douce hérésie, une malfaçon qui lui évoque « les faux sacs Vuitton qu’on achète sur les trottoirs de Naples ».

La carte des vins

Nicolas Boulard déplace des problématiques du monde de l’art dans l’univers du vin et vice-versa. Des discussions, des dialogues se font, l’artiste usant beaucoup de la notion d’“assemblage” dans ses réalisations. « Jean Dubuffet, descendant de parents négociants en vins, est à l’origine de l’utilisation de ce terme en art », affirme-t-il. Ainsi, pour son Tour de France (2010), le plasticien a assemblé des vins (alsaciens, provençaux ou bordelais) dans un tuyau d’un kilomètre… réduisant les distances entre les régions. Selon lui, ce brouillage des cartes est plus que jamais d’actualité avec « le modèle bordelais reproduit en Californie, des vendanges tardives faites à Tahiti ou le dépôt, en Alsace, de l’appellation jurassienne de Vin de paille… » “Illustration” du phénomène avec Le Clos mobile (2009), vignoble planté dans une remorque (qui était au Mans et sera au Frac le temps de l’expo) : une parcelle nomade qui change d’appellation en fonction de sa position géographique.

La forme des cuves

Lorsque Nicolas, ayant grandi dans un contexte viticole au milieu de cuves en inox, découvre l’art minimal de Donald Judd, c’est le déclic. Il s’empare de formes géométriques « éloignées de la nature, à l’opposé de l’organique », ses œuvres faisant souvent référence à Dan Flavin (A chemical primary picture), Judd (Fresh Oak) ou Sol LeWitt. Pour Specific Cheeses (2009), étude (présentée au Frac) basée sur la relation entre art minimal et forme des fromages – circulaire, carrée ou pyramidale – Nicolas est parti de dessins de LeWitt réalisés en 1982. Il en fait des moules à fromage utilisés ensuite par des producteurs de Chavignol, de Brie ou de Munster. Il a même créé sa propre confrérie réunissant douze personnes issues principalement du monde de l’art. L’exposition du Frac – La Suspension d’incroyance – rassemble anciennes et nouvelles pièces. Des produits du terroir qui redéfinissent la notion de territoire. Un banquet au puissant bouquet fait de citations artistiques longues en bouche.

À Sélestat, au Frac Alsace, du 20 juin au 30 septembre (et aussi à la Cave de Ribeauvillé, du 19 juin au 19 août, et dans les vitrines des Galeries Lafayette à Strasbourg, du 10 juillet au 4 août)

03 88 58 87 55 – www.culture-alsace.org

 

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