Vienne au crépuscule

Légendes de la forêt viennoise © Bregenzer Festspiele / Karl Forster

Une Flûte enchantée qui tombe dans le lac pour renaître en intérieur et la création mondiale d’un fantastique opéra de HK Gruber, Légendes de la forêt viennoise : retour sur le cru 2014 des Bregenzer Festspiele.

Une scène pharaonique à la semblance d’une gigantesque tortue flottant sur le Bodensee (plus connu en français sous le nom de Lac de Constance), des gradins immenses, un panorama féérique : nous sommes en Autriche, aux Bregenzer Festspiele rendues célèbres par James Bond. Dans Quantum of Solace (2008), une imposante séquence fut en effet tournée pendant une représentation de Tosca. Depuis 2013, on donne Die Zauberflöte de Mozart sur la Seebühne. L’année prochaine – et pour deux étés – ce sera au tour de Turandot. Dans cet environnement montagneux, la météo demeure cependant capricieuse : fine le matin, la pluie s’est renforcée le jour de la représentation, jusqu’à se faire violente et… permanente. Le vent s’est aussi mis de la partie, déclenchant une mini tempête sur le lac. La direction du festival ne prenant la décision du repli à l’intérieur du Festspielhaus – pour 1 600 spectateurs seulement – qu’en dernière minute, plus de 7 000 personnes patientent sous des trombes d’eau, espérant que l’on joue quand même.

© Bregenzer Festspiele / Karl Forster

La nouvelle tombe, à 20h40 : impossible d’assurer la représentation en extérieur de 21h15. C’est donc un peu penauds qu’on se rend à l’intérieur de la salle pour voir une Flûte somme toute assez enchantée (et musicalement d’un beau niveau) avec la joie du happy few de se dire que nous n’aurons pas été nombreux à voir cette “mise en scène bis” (puisque c’est la première fois qu’elle est donnée) signée de Rob Kearley, assistant de David Pountney, qui garde les fondamentaux de celle de l’extérieur sans ses effets spectaculaires. Si ce ne fut pas Waterloo, ce ne fut pas Arcole non plus, les Wiener Symphoniker – dont Bregenz est la résidence d’été – mettant une réelle ardeur et une belle précision dans la partition de Mozart.

© Bregenzer Festspiele / Karl Forster

À côté de leur imposante production annuelle, les Bregenzer Festspiele proposent régulièrement des moments musicaux rares : à l’été 2014 hommage est ainsi rendu à Heinz Karl (dit HK) Gruber, compositeur (mais aussi chef et chanteur) viennois âgé d’un peu plus de 70 ans. Si ses partitions n’ont pas la violence abrasive de celles de sa compatriote Olga Neuwirth, elles semblent en tout cas poursuivre un but similaire, « secouer les cervelles pétrifiées par la routine » selon la jolie expression que la compositrice nous avait confiée, il y a quelques années. Dans le sillage de Kurt Weill et de Hanns Eisler, HK Gruber écrit une musique tonale composite – peut-être plus subversive que certaines expérimentations creuses d’aujourd’hui – qui s’adresse, avec ses emprunts à la tradition, au jazz ou au swing (liste largement non exhaustive), « à la fois aux mélomanes et à ceux qui ne connaissent rien au répertoire, dans l’esprit du groupe expérimental MOB Art & Tone Art fondé la fin des années 1960 » avec Kurt Schwertsik et Otto M. Zykan. Preuve en a été apportée avec éclat à Bregenz avec la création mondiale de Geschichten aus dem Wiener Wald (Légendes de la forêt viennoise), opéra fondé sur la pièce de théâtre d’Ödön von Horváth (qui souhaitait déjà en faire un opéra avec Kurt Weill sans que le projet ait abouti) dont le titre avait été emprunté à une célèbre valse de Strauss, un compositeur qui symbolise mieux que tout autre la Gemütlichkeit autrichienne que Gruber tente de faire voler en éclats. Dans son Charivari, donné enchaîné avec Perpetuum mobile (à découvrir avec l’OPS au mois de décembre), il utilise ainsi le motif d’une autre fameuse valse. Le but ? « Proposer une vision critique de l’histoire de l’Autriche entre 1938 et 1945, faire tomber les masques » et dénoncer que qu’il qualifie de « mensonge » : l’affirmation, des années durant, que l’Autriche n’était pour rien dans les crimes nazis te la volonté absolue de s’en démarquer dès 1946. La démarche est similaire dans cet opéra se déroulant à la fin des années 1920 qui met en exergue l’étroitesse d’esprit de la petite bourgeoisie déjà imprégnée par les fondamentaux de l’idéologie fasciste. Il suffit de se souvenir de l’exergue d’Horváth pour en saisir l’essence : « Rien ne donne autant le sentiment de l’infini que la bêtise ».

© Bregenzer Festspiele / Karl Forste

Le spectateur rit jaune pendant près de trois heures en suivant les circonvolutions tragiques d’une histoire brutale qui prend pour trame la pièce de 1931, remarquablement retravaillée par le librettiste Michael Sturminger également auteur d’une mise en scène sobre et efficace… C’est la fin d’un monde qui est ici décrite, un monde de carte postale, celui d’un certain bonheur viennois – avec quelques clins d’œil en dialecte –, puisque rien ne sera plus pareil “après”. D’une journée au bord de l’eau à la boucherie d’Oskar (l’impeccable ténor Jörg Schneider) située dans un quartier populaire, en passant par un cabaret archétypal des années 1920, cette fable douce amère se déroule sous la baguette ductile du compositeur lui-même, HK Gruber se montrant un chef impeccable, plein d’allant, de joie et de précision. Elle est illuminée par trois femmes, la soprano belge Ilse Eerens en tête (dans le rôle de Marianne), aux aigus rayonnants, à la présence scénique impressionnante et à la diction d’une précision chirurgicale. Les deux autres sont des légendes de la scène musicale internationale : la mezzo native de Salzbourg Angelika Kirchschlager (Valérie) dont la voix nous laisse toujours éblouis et l’inoxydable Anja Silia, véritable monstre sacré dans le rôle d’une horrible grand-mère dont la petitesse, l’étroitesse d’esprit et la méchanceté semblent comme un concentré du propos de l’opéra.

Die Zauberflöte est donnée aux Bregenzer Festspiele jusqu’au 25 août (quelques places sont encore disponibles)
+43 (0)5574 407 6 – www.bregenzerfestspiele.com

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