La vie intellectuelle de catherine m.
Selon Catherine Millet, « penser, c’est d’abord mettre en mots ». Entretien avec la boss d’art press, magazine référent en Art contemporain depuis 45 ans, également auteure d’ouvrages autobiographiques sur son enfance et ses frasques sexuelles.
Nous fêtons nos 20 ans : c’est beaucoup mais peu par rapport à art press ! Quels conseils pouvez-vous nous donner pour poursuivre notre chemin jusqu’au 400e numéro ?
Il y a deux réponses à cette question. La première concerne l’économie du journal et l’autre son contenu. D’abord, notre revue tient sur une gestion extrêmement serrée, avec des moyens limités. Nos permanents ont des salaires très bas et nos piges sont symboliques, payées au lance-pierres. Étant donné la situation de la presse écrite aujourd’hui, ça ne risque pas de s’arranger.
C’est honnête de votre part de nous confier ça…
Je ne m’en vante pas, mais nous n’avons jamais pu payer des honoraires importants à nos collaborateurs, qui ont bien heureusement en parallèle une activité de conservateur, commissaire d’expos ou d’universitaire. Faiblement rémunérés, ils sont cependant très motivés par la grande liberté d’expression qui leur est laissée.
Et éditorialement, quel est votre secret de longévité ?
Nous avons la chance de pouvoir constamment renouveler nos collaborateurs tout en maintenant les gens qui sont là dès le début… et je suis bien placée pour le savoir. Une permanence est assurée par les “historiques” de la revue, témoins de ses combats et engagements. Ils travaillent avec la jeune génération sans la moindre tension. Le sang neuf est nécessaire dans le domaine de l’Art contemporain qui bouge beaucoup.
Êtes-vous nostalgique des débuts de l’aventure, à l’époque où vous maquettiez le magazine à la main ?
Vraiment pas ! La précarité technique était trop importante. Cependant, le monde de l’art était plus agréable à fréquenter dans les années 1970 car la finance ne se mêlait pas d’esthétique.
Dans l’avant-propos de votre ouvrage, D’art press à Catherine M.*, vous dites : « Je suis profondément convaincue que les acteurs d’une époque doivent en être aussi, le plus possible et jusqu’à leur dernier souffle, les premiers historiens. » Vous vous considérez comme une historienne du temps présent ?
Je me pose toujours cette question face à une œuvre actuelle : « Ai-je déjà vu ça ou non ? Le sujet a-t-il déjà été traité sous cette forme ? » Si la réponse est oui, j’aurais tendance à m’en désintéresser, voire la critiquer car l’art, c’est de la dialectique et il ne faut pas répéter ce qui a déjà été dit. C’est important de lutter contre l’amnésie alors que les collectionneurs, conservateurs, amateurs ou marchands ne se soucient pas forcément de ce qu’une œuvre apporte à l’histoire de la pensée.
Vivons-nous une époque amnésique ?
Une époque paradoxale où l’on est toujours dans la commémoration : nous focalisons sur un moment historique qui n’est pas forcément recontextualisé, analysé dans sa dimension temporelle. En art, le phénomène est le même. La loi du marché a besoin de renouveler ses produits alors, pour faire des “opérations”, les spéculateurs vont puiser dans des générations d’artistes oubliés, négligés, et les remettre à la mode. Si certaines œuvres ont été mises de côté, c’est peut-être pour de bonnes raisons !
Que pensez-vous par exemple de la récente réhabilitation de Bernard Buffet ?
Je dois admettre que ma visite de l’exposition au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris a changé le regard que j’ai pu poser sur Buffet il y a 30 ans, mais son œuvre est très mineure…
Vous racontez sans rougir cette anecdote d’un correcteur du Bac qui vous met un 02/20 en dissertation avec cette remarque : « Laisse habilement courir sa plume pour raconter n’importe quoi » ? Continuez-vous à, non pas raconter n’importe quoi, mais laisser parler votre plume ?
[Rires] Pas du tout ! Je suis une besogneuse, très lente lorsque j’écris un article, une préface ou un livre. Je reviens cinquante fois sur un même passage et ai tendance à me méfier du premier jet.
Vous n’êtes plus une rêveuse ?
Si, mais pas au travail car je n’ai aucune confiance dans le premier mouvement !
Vous affirmez que « penser, c’est d’abord mettre en mots »…
Tant que je n’ai pas écrit sur une œuvre, il m’est impossible de savoir si celle-ci est intéressante ou non. La mise en mots est une épreuve de vérité ! Il m’est arrivé de réviser mon jugement après un article : la pensée se construit en argumentant, en fouillant.
Dans vos papiers, on trouve des “moi” et des “je” : la subjectivité a droit de cité ?
Pas vraiment, lorsque je dis “je”, il s’agit surtout de mettre en avant mon expérience de critique d’art. Il ne s’agit pas d’un “je” subjectif mais d’un “je” qui a vu beaucoup d’expositions, qui a un certain bagage historique, qui a accumulé des expériences… Je ne dis jamais si j’aime ou non quelque chose : mes goûts personnels sont mis de côté.
Y a-t-il un lien entre journalisme et littérature ?
J’utilise sans doute d’avantage le “moi je” après la publication d’un texte autobiographique ! Lorsque j’ai commencé ma Vie sexuelle, Jacques Henric (écrivain et compagnon de Catherine Millet, NDLR) m’a conseillé d’écrire comme si je rédigeais un article sur l’art. J’ai sans doute plus soigné le travail, mais mon écriture reste assez factuelle, descriptive… Je suis en train de finir de travailler sur David Herbert Lawrence, auteur de L’Amant de Lady Chatterley, et certains passages ne sont qu’entremêlements de ses citations : j’essaye de faire passer quelque chose en livrant l’articulation de sa pensée à travers ses propres mots.
Comme une journaliste…
Je travaille de la même manière. Avant de commencer Une Enfance de rêve, par exemple, j’ai mis à plat tous les documents en ma possession – cahiers d’écoliers, journaux ou papiers de famille – et ai contacté des personnes pour récolter des témoignages.
On sait que l’art, c’est la vie, mais la vie elle-même peut faire œuvre… Pour vous livres, comme La Vie sexuelle de Catherine M., avez-vous mis en scène des épisodes de votre existence afin façonner un personnage romanesque ?
Non, j’étais à l’époque animée par le désir d’écrire sur autre chose que l’art. D’ailleurs, mon sujet portait sur une période dont j’étais sortie. Plongée là-dedans, je n’aurais pas pu… Bien sûr, des gens font ça : ils font du récit / performance, mais personnellement j’ai besoin de distance.
L’Histoire de l’Art a connu des discussions passionnées, par exemple “Support-Surface versus Art conceptuel”. Ce type de bataille existe-t-il encore aujourd’hui ?
Plus du tout. Beaucoup de querelles reposaient sur des débats idéologiques et politiques qui sont nettement moins présents. Les artistes des années post-1968 étaient nourris de sociologie ou de psychanalyse, ce qui n’est plus le cas de nos jours. Aussi, la forme n’est plus un critère. À l’époque, les artistes conceptuels s’opposaient à Support-Surface qui prônait un retour aux fondamentaux de la peinture : le cadre, l’espace de la toile… De nos jours, un même artiste va accrocher une photo à une mur, puis va le lendemain faire un tableau et le surlendemain une installation vidéo : il n’y a plus d’enjeu formel, tout est permis. Enfin, je pense que le marché fait que les plasticiens sont très individualistes : avant ils se regroupaient, créaient des écoles. Aujourd’hui, c’est chacun pour soi…
Si une institution vous donnait carte blanche, quels artistes exposeriez-vous ?
Je ferais une exposition d’“images qui bougent”, d’œuvres à la frontière entre vidéo et cinéma. C’est à cet endroit que les choses sont les plus intéressantes !
Steve McQueen ?
Plutôt Clément Cogitore, artiste strasbourgeois auteur du film Ni le ciel ni la terre.
Est-ce un sentiment étrange que d’être une intervieweuse interviewée, une arroseuse arrosée ?
Je trouve que vous ne m’arrosez pas beaucoup ! [rires] Votre question est naturelle et je l’aurais sans doute posée à votre place, mais je ne pense jamais à mon expérience de journaliste quand on me questionne. Vous devez savoir que beaucoup de personnes répondent toujours les mêmes choses et que c’est très ennuyeux ! J’ai donné des centaines d’interviews à la sortie de ma Vie sexuelle, à travers le monde, et fait en sorte d’être extrêmement attentive à la question posée, en tenant compte des nuances de formulation, ce qui permet de répondre toujours différemment. Ceci explique notamment pourquoi je serais incapable de vous dire si vous avez bien mené ou non cet entretien.
Ça m’aurait pourtant intéressé d’avoir votre jugement…
Peut-être, mais non…
art press, chaque mois en kiosque
*Édité par Gallimard (2011)