Valet de Cœur
Guy Pierre Couleau, directeur de la Comédie de l’Est, promue Centre Dramatique national en mai, s’attaque pour la première fois à Brecht. Maître Puntila et son valet Matti ou la dénonciation par le rire de l’exploitation du prolétariat par la classe bourgeoise. Entretien.
Vous êtes parti de Sartre et de Camus[1. Retrouvez sur ici notre entretien L’homme révolté, confrontant avec Guy Pierre Couleau ses mises en scènes des Justes de Camus et des Mains sales de Sartre] en 2009 pour aboutir à Brecht. Est-ce la continuité d’une réflexion sur l’engagement ?
En 2007, j’avais choisi de faire Les Justes de Camus. En 2009, j’y faisais écho en montant Les Mains sales de Sartre. Et après ? Soit Brecht, soit Shakespeare. Le premier s’est imposé, notamment parce que Maître Puntila a été créé en 1948, à la même époque que les deux autres. Je poursuis donc mon exploration du théâtre de l’engagement du milieu du XXe siècle qui réfléchit sur la folie des guerres et des hommes à s’entretuer, mais aussi sur comment avancer et construire un monde meilleur.
Pourquoi choisir la seule comédie de Brecht, dans laquelle le propriétaire terrien Puntila tyrannise son entourage et son valet Matti sauf lorsqu’il est saoul ?
J’avais envie de me confronter au registre de la comédie, de la farce contenue dans cette pièce, qui est un vrai défi. Ces deux personnages complexes, qui vont ensemble sans pouvoir se séparer, posent la question de la liberté et du choix individuel, du refus de l’oppression par nos pairs. Le monde d’aujourd’hui baigne dans cette oppression, dans l’ivresse du pouvoir, celle de Puntila, amenant les petits tyrans domestiques à essaimer. Dès qu’on est propriétaire de quelque chose, on se croit un petit peu plus que les autres.
Tous les panels de la domination apparaissent, de la plus brutale à la plus sournoise, mais aussi, en miroir, ceux de la soumission. Vous allez jusqu’à affirmer que tous les comportements sont doubles et inverses…
Maître et valet sont les deux faces d’une même médaille. Brecht dit qu’on a tous en nous un Docteur Jekyll et un Mister Hyde. Nous sommes dotés, comme Puntila et Matti, d’une part de folie et de raison. Cette dernière est du côté du valet, soumis à la répartie cinglante. Puntila porte en lui la plus grande déraison, la folie. Cette pièce est une parabole du monde actuel, de l’exploitation de l’homme par l’homme même si nous sommes loin du didactisme un peu pesant de Brecht.
À cette situation reproduisant une lutte des classes à petite échelle se greffent subtilement les ingrédients de la commedia dell’arte. Et la fille de Puntila, promise à un homme de son rang, n’arrange rien en lui préférant Matti…
Nous n’empruntons pas un code majeur, sauf celui de la farce. Mais il est vrai qu’il y a de l’Arlequin dans Matti, du Pentalone très méchant chez Puntila. Mon assistante sur le spectacle, Carolina Pecheny, les connaît bien pour les avoir travaillés au masque et nous les retrouvons au détour des répliques.
http://www.youtube.com/watch?v=TbCg46R3cjo&feature=related
Il existe un parallèle entre Les Lumières de la ville de Chaplin (1931), où un millionnaire ivre se prend d’affection pour Charlot mais ne le reconnaît plus une fois sobre, et la pièce de Brecht. Cela a-t-il influencé votre mise en scène ?
Brecht a vu le film en 1928 et cela l’influence au moment d’écrire. Il est absolument nécessaire à mes yeux de traiter ce texte dans l’esprit des films muets américains des années 1930. Nous travaillons sur la mécanique très précise du comique et la virtuosité corporelle des comédiens. La pièce part d’un théâtre pauvre qui ne nécessite que peu de choses sur scène. Brecht l’écrit en exil en Finlande et laisse beaucoup de place au lecteur afin qu’il puisse la remplir de son imaginaire. Les costumes sont contemporains car s’il se nourrissait de la Seconde Guerre mondiale, aujourd’hui les conséquences de la crise des subprimes s’impose : le pouvoir de l’argent sur les gens, la dévastation et la violence des mécanismes financiers sur les êtres.
Comment avez-vous choisi votre couple Puntila / Matti, dominant / dominé ?
Ce sont deux comédiens avec lesquels je travaille pour la première fois : Pierre-Alain Chapuis en Puntila et Luc-Antoine Diquéro en Matti. Je voulais deux taureaux, deux masses l’une en face de l’autre. Deux acteurs pouvant être à la fois drôles et inquiétants, dangereux comme des bombes prêtes à exploser. Je les ai choisis comme une figure inversée de Dom Juan et Sganarelle. Luc-Antoine a joué Dom Juan chez Corsetti. Chez moi, il devient le valet.
Il y a aussi une correspondance au niveau du verbe : Matti a des répliques cinglantes avec le sourire…
La leçon est qu’il vaut peut-être mieux montrer ses faiblesses et sa fragilité. Entre le discours des gens qui sont faibles, les “petites gens” comme on disait autrefois, et ceux qui les écrasent, les propriétaires. C’est le voyage de Puntila de cœur en cœur, de personne en personne et de lieu en lieu… dévorant tout ! Il consomme et consume à l’envi, allant au devant de sa ruine.
Matti est le seul à rester aux côtés de Puntila. Est-ce par grande humanité ?
En effet, il y a surement une humanité qui touche Matti chez Puntila. Je ne voudrais pas que ce tyran soit séduisant pour le public. Je pousse Pierre-Alain Chapuis à chercher une vérité dans la méchanceté quand il est en scène, sans se départir d’une drôlerie qui fait que, comme chez Thomas Bernhard, plus un personnage est méchant, plus il est drôle. Il faut aussi voir comme Matti l’humanité chez Puntila. Matti reste jusqu’à ce qu’il décide d’être libre, en sacrifiant son travail et sa situation.
« Il est temps que tes valets te tournent le dos. Un bon maître, ils en auront un, dès que chacun sera le sien. »
03 89 24 31 78 – www.comedie-est.com
– Entretien avec Bernard Sobel sur le thème Que peut le théâtre public pour notre société ?, samedi 20 octobre à 15h
– À Saint-Louis, à La Coupole, jeudi 6 et vendredi 7 décembre
03 89 70 03 13 – www.lacoupole.fr
– À Épinal, à Scènes Vosges, mardi 11 et mercredi 12 décembre
03 29 65 98 58 – www.scenes-vosges.com
– À Strasbourg, au Théâtre national de Strasbourg, du 19 au 27 mars 2013
03 88 24 88 24 – www.tns.fr