Vagamondes : un genre à soi
La 11e édition des Vagamondes poursuit sa thématisation de la notion de frontière – tant géographique que sociétale – en s’attaquant aux troubles dans le genre qui nous agitent collectivement.
Si la fluidité du genre n’a rien de nouveau – Virginia Woolf en faisait déjà le coeur de son roman Orlando, en 1928 –, la non-binarité fait, elle, aujourd’hui partie des réalités qui déboussolent encore un grand nombre. Dans l’inclassable Hen (28/03, dès 16 ans), tiré d’un pronom suédois créé en 2015 signifiant à la fois il et elle, Johanny Bert brasse les questions d’identité, de sexualité et de représentation avec une totale irrévérence. Entre le cabaret berlinois des années 1920 et le show queer des plus actuels, sa marionnette manipulée à vue par un duo se joue de tous les carcans trop étroits pour ses désirs les plus fous. Ce personnage hybride aux formes disproportionnées (taille de guêpe, musculature bodybuildée sur talons aiguilles et seins gonflés de testostérone) brouille les pistes, arbore crâne rasé, perruques, godemichets inventifs et combi en latex digne d’une diva revendiquant une liberté totale de choix en amour, sexualité, réinventions successives de soi et aspirations.
Sur fond de néon brillant dans l’obscurité, Hen se fait redresseur de torts, pourfendeur de conservatismes avec l’audace d’une Brigitte Fontaine et l’aspect d’une poupée au corps émacié de Greer Lankton, figure clé de la scène artistique d’East Village dans les années 1980, qui modelait ses créations sur son propre corps ou ceux de ses proches, dont une certaine Nan Goldin. Des airs de crudité fragile et de violence nue des peintures d’Egon Schiele. Virile en diable, puissamment sexy et toujours déroutante en adepte de la provoc’ chic et sans fard, la marionnette manie le sarcasme à tout crin dans un spectacle célébrant le hors norme avec une joie dénuée de pudeur. On y jouit à tout rompre, comme on célèbre par les mots les plaisirs sans limites de la chair. L’art de s’inventer, d’être et de se rêver avec la démesure qui nous sied.
Tragédie dans le métaverse
Autre temps fort du festival, la création suite à une résidence à La Filature de The Bacchae (17 & 18/03, dès 15 ans, en anglais, français, grec et espagnol surtitré en français). Elli Papakonstantinou revisite Les Bacchantes d’Euripide par le prisme de l’inclusivité. La metteuse en scène et militante qui dirigea Vyrsodepseio – grand espace artistique à Athènes (2011-2017) servant de réflexion et d’invention d’une politique horizontale et d’un réseautage international – part en quête d’un nouveau langage performatif s’inscrivant dans une esthétique queer. Sa « tragédie grecque dans le métaverse » est « une pièce pop aux éclats lyriques classiques, une pièce de danse au coeur ferme, un concert cinématographique ». Elle transcende les frontières séparant l’humain de l’animal, les vivants des morts, le présent et le passé. Dionysos y est le déclencheur de tous les instincts sauvages faits d’ambiguïtés et de désirs incontrôlables prenant corps dans une expérience spectaculaire, immersive, qui mélange nouveaux médias, musique interprétée en direct et danse. De mythe revisité, il est aussi question dans Natural Drama (29/03, dès 16 ans), dernière création chorégraphique de Sorour Darabi. L’artiste non-binaire qui vient d’Iran se lance à l’assaut de sagas hybrides, invisibilisées par la société. Iel imagine une « fiction post-dystopique » qui échapperait à la dualité des récits habituels pour donner corps à une mythologie nouvelle. Les figures d’Isadora Duncan, pionnière de la danse moderne, et de la princesse iranienne Taj Saltaneh Khatoun (très critique au début du XXe siècle sur le sort des femmes dans son pays) lui permettent d’interroger la construction historique du concept de nature et son impact socio-politique sur le corps. Une manière de faire valser, une fois de plus, les normes, en s’appuyant sur l’hydroféminisme qui envisage la neutralité à l’instar de la fluidité de l’eau, se lovant dans toutes les formes et états possibles.
Happening and sit-in
Terminons avec la photographe de l’intime Nan Goldin, 69 ans, qui n’a pas fini d’en découdre avec notre monde. En témoigne le film que lui consacre Laura Pointras, Toute la beauté et le sang versé (sortie le 15/03 et projection au Cinéma Bel Air le 20/03). Lion d’Or de la Mostra de Venise et en course aux Oscars pour le meilleur documentaire, elle y suit la lutte de l’artiste contre les ravages de la dépendance aux opioïdes commercialisés légalement (comme l’OxyContin), dont la surutilisation fait plus de morts aux États-Unis que les drogues illégales ! En ligne de mire de l’activiste, usant de sa notoriété comme du happening et de la guérilla médiatique, l’empire de la famille Sackler. Elle réclame, à grands bruits de manifs réalisées avec de nombreux militants, que les plus grands musées du monde (dont Le Louvre) rejettent les dons et le mécénat des anciens magnats des laboratoires pharmaceutiques.
À La Filature et au Cinéma Bel Air (Mulhouse), à L’Espace 110 (Illzach) et à La Coupole (Saint-Louis) du 17 au 31 mars
lafilature.org