Utopia
La 17e édition des Journées de l’Architecture (JA), entre Allemagne, France et Suisse, invite Jeanne Gang – architecte américaine se définissant comme « créatrice de lien social » – autour d’une thématique à la hauteur des défis de notre époque : Changer la ville, changer la vie.
Depuis plusieurs années, les JA avaient pris la bonne habitude de frapper fort en invitant des prix Pritzker – distinction comparée au Nobel de la discipline – pour des conférences inaugurales attendues du festival. Après le chinois Wang Shu (2013), l’australien Glenn Murcutt (2014), le britannique Sir Richard Rogers (2015) et le portugais Eduardo Souto de Moura (2016), voilà que la Maison européenne de l’Architecture – Rhin supérieur sacrifie un peu à sa tradition pour (enfin) rendre hommage à l’une des plus grandes architectes actuelles, Jeanne Gang.
Pas encore “pritzkerisée” comme Zaha Hadid disparue l’an passée ou Kazuyo Sejima (fondatrice avec Ryue Nishizawa de l’agence SANAA), la Chicagoanne n’en est pas moins un sacré personnage, cheffe de file d’un bâti “conscient” au profit de changements bénéficiant aux communautés, aux individus comme à l’environnement naturel environnant. L’architecture façon Gang se focalise sur le renforcement du lien social, le développement durable et l’usage induit par ses bâtiments dont elle soigne notamment la variété de configuration… des balcons ! Que ce soit dans le City Hide Park (tour mixte à Chicago, de 2016, aux balcons de surplomb favorisant les rencontres) ou dans sa célèbre Aqua Tower (gratte-ciel de 267 mètres réalisé à Chicago, en 2010) à la façade ondulant en vagues grâce aux débords sinueux des dalles de planchers des balcons invitant à l’échange avec les voisins, elle prend en compte le milieu (environnement immédiat, connexions avec le quartier) ainsi que des caractéristiques précises de vent, ensoleillement, pluviométrie en accordant une place particulière à la vue offerte aux futurs usagers et habitants de ses constructions. Outre la beauté des lignes et des matériaux, l’acuité de sa responsabilisation dans la création et le renforcement d’un mieux vivre ensemble brillent de tout leur éclat dans l’Arcus Center for Social Justice Leadership (Kalamazo, 2014). Premier bâtiment au monde spécialement conçu pour l’enseignement supérieur autour de la justice sociale, il est composé en étoile à trois branches ouvertes vers l’extérieur autour d’une cheminée centrale et d’une cuisine, invitation à la rencontre née de recherches autour des lieux ancestraux de discussion et de réunion à travers le globe. Une manière de casser les codes habituels de la frontalité et des relations verticales pour inviter à l’échange, au débat et au partage entre étudiants, enseignant et militants.
Temps forts
Parmi les autres invités de renom amenés à s’interroger sur la thématique aux accents aussi utopiques que mitterrandiens « Changer la ville, changer la vie », ne manquez pas Volker Staab (Conférence au Conseil de l’Europe, lundi 23 octobre), célèbre architecte allemand adepte de constructions simples et accessibles au grand public, d’une finesse ciselée et d’une élégance rare avec un art savant de l’agencement des matières comme du mélange des formes1. La soirée de clôture est confiée aux soins de Gion Antonio Caminada2 (vendredi 27 octobre au Bürgerhaus Denzlingen). Un architecte suisse ayant totalement refondé Vrin, son village de toujours dans les Grisons, peuplé de 250 âmes. Tour d’observation et salle polyvalente en bois, maison funéraire, granges… cette figure de proue d’une architecture rurale et locale lutte farouchement contre la muséification des villages, l’uniformisation et la standardisation du bâti, pour l’harmonie avec l’environnement dans une continuité paisible et respectueuse des constructions vernaculaires alentour. Autant de considérations proches des préceptes défendus par Roland Schweitzer (Conférence mardi 17 octobre à l’IUT de Haguenau), célèbre architecte et urbaniste originaire de Haguenau qui, du haut de ses 92 ans, n’en finit pas de défendre l’utilisation du bois qu’il a largement contribué à remettre au goût du jour, en France, après-guerre. Celui pour qui « le passé est un présent pour l’avenir » et qui exècre par-dessus tout « les dérives d’abominations post-modernes, à des prix scandaleux, comme la Fondation Louis Vuitton de Frank O. Ghery » vénère « la grande rigueur de Mies van der Rohe, l’architecte le plus proche du zen japonais, mais aussi le mariage le plus parfait entre constructions vernaculaires et contemporaines réalisées par Alvar Aalto ». Cet ancien élève de Prouvé partage d’ailleurs avec le grand Frank Lloyd Wright, l’un des pères du modernisme, une fascination sans bornes pour l’architecture traditionnelle japonaise : sa constante observation de la nature, de ses rythmes et du souci d’y insérer la construction comme un espace vivant. Il milite aussi pour une « reconnexion de ses pairs avec le peuple dont ils se sont coupés depuis la révolution industrielle ». Changer la ville, comme la vie, passe sûrement par là aussi.
Visites, danse et expos
La grande exposition trinationale itinérante regroupant, chaque année depuis quatre ans, une trentaine de réalisations de professionnels du Rhin supérieur ira de ville en ville (de Wissembourg à Rastatt, de Freiburg à Heidelberg en passant par Karlsruhe, Mulhouse, Colmar, Haguenau ou Strasbourg). Le nouveau lauréat du concours Archifoto sera dévoilé lors du vernissage de l’exposition qui investit entièrement le 3e sous-sol du parking Centre historique – Petite France de Strasbourg (13 octobre au 21 novembre). Mais rien de mieux pour découvrir la manière dont la ville bouge, évolue et se transforme qu’à vélo (les friches de Strasbourg, les zones de conversion de Rastatt), l’un des grands succès des JA avec les midi-visites confiées à des personnalités variées. Ceux qui préfèrent la liberté se rabattront sur les balades urbaines et sonores disponibles gratuitement en téléchargement sur le site europa-archi.eu (Le Chant des immeubles à Strasbourg), future-history.eu (Écouter la ville à Freiburg) et moviefication.de (La ville (se) raconte à Karlsruhe). Outre de nombreux ateliers-participatifs pour les enfants, des performances dansées et festives seront proposées dans des lieux aussi incroyables que Tankturm, ancien château d’eau reconverti par l’agence AAG en espace culturel à Heidelberg (samedi 14 octobre) ou encore au Centre chorégraphique de Strasbourg installé dans le somptueux Palais des fêtes de Strasbourg (Empreinte, samedi 14 octobre). Enfin, les audacieux découvrirons l’archi à la manière de mal-voyants et non-voyants grâce à une visite sensorielle de l’église Ludwig-Thomas de Freiburg (dimanche 22 octobre). Puisqu’on vous dit qu’il y en a pour tout le monde…
> Soirée d’ouverture avec Jeanne Gang pour conférencière (en anglais traduit en simultané en français), vendredi 6 octobre à 18h au Zénith de Strasbourg entrée gratuite sur réservation à in*********@ja***.eu > Conférence de clôture de Gion Carminada (en allemand traduit en simultané en français), vendredi 27 octobre au Bürgerhaus Denzlingen – Freiburg entrée gratuite sur réservation à in*********@ja***.eu
1 Lire sa grande interview dans l’ouvrage Architecture en Perspective – Perspektive Architektur, collection Regards sur l’architecture, co-édition MEA / BKN, 2016 (10 €) – europa-archi.eu
2 Avec Roland Schweitzer, Manuel Aires Mateus ou encore l’Agence LRO, l’architecte fait partie des grands entretiens réalisés pour le 4e ouvrage de la collection Regards sur l’architecture, Changer la ville, changer la vie, co-édition MEA / BKN à paraître fin septembre – europa-archi.eu