Une Saison en enfer

Le metteur en scène et comédien italien Pippo Delbono est de retour au Maillon avec La Menzogna, son dernier spectacle. Une pièce aux fulgurances poétiques et brutes, sans concession avec notre société.

Le drame de Thyssen-Krupp, du nom de cette usine turinoise vétuste jusqu’aux charpentes dans laquelle un incendie provoqua en 2007 la mort de sept ouvriers, n’a fait l’objet que d’une brève dans les colonnes des journaux français. Mais loi journalistique du mort-kilomètre[1. Plus un événement se passe loin, moins il intéresse le public] oblige, de l’autre côté des Alpes sa médiatisation fût énorme. Images en boucle des familles pleurant, reportages… « Du pathétique pris en sandwich entre deux publicités », estime Pippo Delbono. « Nous n’étions pas confrontés à la douleur, mais au pathétique transformé pour produire de l’émotion à bon marché. » Un mensonge parmi tant d’autres, orchestré par une société qui en regorge. Ce point de départ donne son titre à la pièce, nourrie des dérives d’un système quasi schizophrénique exploitant les peurs, le racisme, la défense de valeurs conservatrices…

Par-delà toute pudeur
Sur scène, des échafaudages métalliques et divers promontoires lézardent un plateau plongé dans la pénombre. Des casiers de chantier identifient l’espace. Dans le fond, une porte, surplombée d’un néon vif. Un couloir de lumière, lieu de passage pour tous les personnages d’un espace de souffrance au néant. De la vie à la mort ou de la mort à la vie. Nul ne sait. Dans une économie de mots poussée jusqu’à l’épure, le metteur en scène italien rythme lentement les corps, jouant de ruptures et de fulgurances pour frapper au cœur. L’homme et sa nature sont au centre du mensonge. Tous y passent : les mafiosi aux cheveux gominés, les curés complices et coupables, les femmes réduites à des bouts de viande interchangeables se dandinant… Corps dénudés, visages masqués, physiques pris dans une lumière crue, musique de plus en plus présente et pressante, Pippo Delbono travaille habilement les contrastes, entretient une fausse lenteur pour mieux dévoiler la violence des désirs, la rage animale et la douloureuse colère.

La menzogna, mis en scène par Pippo Delbono © Jean-Louis Fernandez

Théâtre des fous
Pourtant, qu’on ne se méprenne pas : l’enfant terrible du théâtre italien n’est pas un simple provocateur. Rien chez lui n’est gratuit. Bien au contraire, tout se paye. Tout se montre. Et détourner les yeux n’aurait pas de sens. Cet auteur authentique qui s’est, au fil des années, entouré de comédiens atypiques, de clochards croisés au hasard des rencontres, est en quête de vérité, accompagné par des comédiens hors normes et inhabituels. Trop grands, trop maigres, trop étranges mais porteurs d’une intensité rare, à l’image de Gianluca Ballarè, acteur trisomique dont on découvre toute la blancheur et la gracilité penaude, presque fragile, malgré sa stature. Lorsque Pippo rencontre Bobò dans un hôpital psychiatrique de Naples, sa trajectoire artistique s’en trouve à jamais bouleversée. Sourd et muet, ce personnage impose son incroyable présence dans tous ses spectacles, quel que soit son rôle.

Engagé enragé
Dans La Menzogna, la violence des mots se mue dans les corps qui se cognent à la vie et à la quête de vérité de son auteur. Au discours anticapitaliste ultra-engagé d’un prêtre succède le spot publicitaire – devenu indécent – de Thyssen-Krupp qui se targue de « développer le futur pour nos enfants ». Pippo Delbono se chargera lui-même de scander le reste du texte de sa voix grave et profonde. La colère lui fera matraquer la scène avec une barre de fer jusqu’à l’épuisement. Sur fond  de musique toujours plus pressante, il livre la substance brute de sa vie théâtrale, de son besoin de révélation. Un retour aux sources primales de la représentation. Comme Antonin Artaud, le metteur en scène affirme faire du théâtre pour les analphabètes. À voir, à sentir, à expérimenter. En se laissant happer par la déferlante d’émotions. De quoi dérouter plus d’un spectateur, perdu dans la succession d’images étranges et bizarroïdes (Gianluca Ballarè multipliant les poses du penseur de Rodin…), dans les éructations reptiliennes, etc.

La menzogna, mis en scène par Pippo Delbono © Jean-Louis Fernandez

La violence n’est pas là pour elle-même. Elle s’approche d’un rituel mené pour l’exorciser. Faire face à la douleur – « Lorsque nous naissons, nous pleurons d’être arrivés sur ce grand théâtre de fous », emprunte-t-il au Roi Lear – chercher refuge en l’amour, les yeux grand ouverts face au réel et ses horreurs. Une ode à toutes nos souffrances, au dépassement de ce que Rimbaud appelait « cette farce à mener par tous » : la vie. Les ouvriers disparus de cette usine deviennent « des portes vers les souvenirs de la guerre, du racisme, l’humain réduit à une condition d’animal », confie le metteur en scène. Il viendra lui-même, nu comme au premier jour, se lover en position fœtale au pied de la porte de l’usine, accompagné du seul Bobò, de son amour et de son amitié.

À Strasbourg, au Maillon-Wacken, du 15 au 17 octobre (spectacle en italien surtitré en français)
03 88 27 61 81 – www.le-maillon.com
www.pippodelbono.it

Une rencontre est organisée avec Pippo Delbono à la Librairie Kléber, samedi 16 octobre (www.librairie-kleber.com), et son film Grido sera projeté au Cinéma Star, dimanche 17 octobre
www.cinema-star.com
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