Les Humanoïdes
Sérieux comme des papes dans leurs costards-cravates étriqués, les membres de Kraftwerk ont un train d’avance, ayant dessiné les contours de la musique actuelle. Éric Deshayes décrit la démarche de créateurs rétro-futuristes, de « supports humains » nourrissant un « concept artistique » dépassant « le simple cadre musical ». Entrons dans la centrale.
« Peu de groupes ou d’individus ont apporté leur contribution à la musique moderne de façon aussi novatrice, avec un son si unique qu’il a pu lancer un style complètement nouveau », affirmait Pascal Bussy, tentant de percer Le Mystère des Hommes-Machines en 1996 (éditions du Camion Blanc). Avec le sobrement nommé Kraftwerk (centrale électrique), Éric Deshayes passe en revue les étapes du parcours d’un groupe qui a tracé sa route (son autoroute) pour devenir ce qu’il est aujourd’hui : un mythe toujours en activité, fondateur dans le domaine de la musique et au-delà, les membres de Kraftwerk ne se considérant pas comme de “simples” musiciens mais les auteurs d’une œuvre d’art totale mêlant sons et images.
Ceux qui recherchent des anecdotes sur la vie privée de Florian Schneider ou Ralf Hütte seront déçus, l’auteur préférant entretenir le mythe. Il s’arrête sur leurs œuvres et influences : le Futurisme italien et les Minimalistes américains (Steve Reich, Terry Riley), le Constructivisme russe et le Bauhaus, l’Expressionnisme allemand et, à une certaine période, le funk de James Brown, le cinéma de Fritz Lang, le théâtre de Brecht et, par dessus tout, leur région. « Kraftwerk exprime la puissance électrique, la production énergétique et le rigueur industrielle de (…) la Ruhr. »
Selon eux, tout a débuté en 1974, avec Autobahn. Pourtant, tout l’univers semble déjà présent dans leur premier album éponyme (1970) qui s’ouvre par Ruckzuck. Éric Deshayes décrit le morceau comme « un archétype de la musique motorik en train d’éclore au cœur de la Ruhr. Impossible d’éviter les métaphores évoquant les propulsions, qu’elles soient à vapeur ou à explosion. » Et d’évoquer une « rythmique ferroviaire entêtante » (annonçant Trans-Europe Express) et « un jeu d’effets de compression et de réverbération du son de la batterie » qui « exprime l’éloignement ou le rapprochement de la machine ». Même si Deshayes ne va pas jusqu’à en faire des prophètes « de l’interconnection généralisée », il s’avère difficile de ne pas leur faire endosser le rôle de pionniers electro, fabriquant eux-mêmes des instruments dans leur atelier. Kraftwerk : des apôtres de la technologie, des pop-stars aux allures de robots (annonçant Daft Punk), des intellos ayant squatté les charts (Radioactivity fit un carton en France) avec une musique à la fois évidente et savante, des héros pour plusieurs générations d’héritiers : Joy Division, la pop électronique des eighties (OMD, Human League, Soft Cell), Taxi girl et les Jeunes gens mödernes, la techno de Detroit, le hip-hop de Bambaataa, l’electronica, la pop dans tous ses éclats…