En choisissant l’époustouflante Valérie Dréville pour interpréter Un Sentiment de vie de Claudine Galea, Émilie Chariot signe l’une des créations les plus attendues de ce début d’année. Interview.
En 2021, vous montiez ce texte, en allemand, à l’invitation du Theater Basel. Pour cette nouvelle création, en français, vous choisissez Valérie Dréville, son jeu tellurique et sa profondeur rare. Changer de comédienne, est-ce totalement changer la pièce ?
Effectivement, ce ne sera pas du tout le même spectacle, même si, avec mes plateaux nus, il n’y a que l’actrice et son texte sur scène. Je ne maîtrise pas la langue allemande, je n’ai donc pas travaillé aussi finement à Bâle que je le fais aujourd’hui. J’ai rêvé cette pièce en français et Valérie a un bagage et des outils très forts, qui font qu’elle élève les textes dont elle s’empare.
Il y a du Duras chez Galea, dans sa manière de parler, sans cesse, de l’acte d’écrire. Elle possède la même impudeur, qui est un cadeau magnifique…
Duras est centrale, elle est avec nous tous les jours dans le travail au plateau. Claudine Galea l’aime beaucoup d’ailleurs. Le texte en est très emprunté, même si je ne m’en suis rendu compte qu’il y a peu. Il ne parle que de l’acte d’écrire, au-delà de ce qui se joue sur son père militaire, le colonialisme et la mort. Tout converge vers l’écriture, ce besoin impérieux de dire.
La dernière partie du texte est émaillée de références à un panthéon artistique au destin tragique : Paul Celan, Marina Tsvetaeva, Robert Musil, Sarah Kane… et Lenz de Büchner.
Elle cite des gens allant jusqu’au suicide, comme Lenz qui traverse tout son texte, quelqu’un de perdu, qui erre dans la plus grande difficulté en écrivant, un peu comme Celan trouvant la force de le faire après la Seconde Guerre mondiale. La grande histoire contamine la petite. Ce sont autant de guides pour elle, Lenz en étant le chef-d’oeuvre.
Elle revient sur son histoire familiale, son père colon algérien et militaire fier, quittant l’armée pour ne pas se battre en Algérie. De cette guerre d’indépendance elle dit dans son style dénué de ponctuation : « Le sale laisse des traces avec ça qu’on écrit avec ce qui est sale et n’est jamais classé » puis « Tout se transmet dans l’inconscient coups et viscères »…
La France a mis 70 ans à demander pardon pour ses exactions là-bas ! Nous vivons avec cet héritage, dont on ne veut pas mais qui est là. Galea parle de ce que l’on cache : le tabou de la guerre et la situation des pieds-noirs. Elle regarde l’histoire en face, comme les contradictions de chacun.
Sa mère, anticolonialiste et anti-militariste ayant épousé un soldat, est la grande absente. Mais son ombre plane autour, en creux…
C’est le bon mot : sa mère est en creux, absente. Claudine Galea avoue avoir fait le tour de la question de sa mère dans d’autres livres*. Ici elle fait une déclaration d’amour à son père, post-mortem. Elle lui dit ce qu’elle n’a pas su lui dire de son vivant. Entre elle et lui, il y a un conflit de génération : il était pour l’Algérie française, elle pour l’indépendance, ce qui n’empêche pas l’amour, mais demande du courage. Elle touche au sublime en s’emparant du pouvoir suprême de l’écriture : dialoguer avec ceux qui ne sont plus.
Au Théâtre national de Strasbourg du 17 au 27 janvier
tns.fr
Au Théâtre Vidy-Lausanne du 1er au 11 février
vidy.ch
*Les Choses comme elles sont (Verticales, 2019) et dans Au Bord (Éditions
Espaces 34, 2010). Voir notre entretien avec l’autrice sur poly.fr