Un Paradis désenchanté
Après Basquiat, Brancusi, Koons, ou encore Odilon Redon, la Fondation Beyeler crée à nouveau l’événement en réunissant une cinquantaine de toiles et de sculptures de Paul Gauguin. Un voyage dans sa quête de l’Eden primitif, entre tableaux spirituels et vahinés dénudées des îles des mers du Sud.
Six années de négociations, tractations et d’échanges, voilà le temps – et l’obstination – dont ont dû faire preuve les équipes de la Fondation Beyeler pour mettre sur pied cette exposition regroupant les plus grands chefs-d’œuvre de Paul Gauguin. Une occasion unique de revenir sur l’itinéraire singulier d’un peintre qui aura cheminé avec les Impressionnistes, tout appris de Pissarro, Degas, Manet et Renoir avant de flirter sur le fil du rasoir avec le bouillonnant van Gogh, de couper les ponts avec le réalisme, d’initier le Synthétisme et d’inspirer les Nabis et le Fauvisme.
Nombreuses vies
Né à Paris en 1848, le petit Paul passe ses plus jeunes années au Pérou avant de rentrer en France. À 17 ans, il choisit la marine marchande et s’embarque, comme Manet avant lui, vers Rio de Janeiro. Suivront Panama, la Polynésie et les Indes. Rapidement orphelin, un ami de la famille le place chez un agent de change parisien qui lui offre une vie confortable. Gauguin se marie, fait cinq enfants et peint le dimanche. Pissarro le prend sous son aile, l’Impressionnisme le poussant à développer un sens aigu de la lumière en plein air et à s’affranchir des codes et conventions. Entre 1879 et 1886 il participe même aux cinq dernières expositions du groupe tout en collectionnant des toiles de Manet, Monet, Sisley, Degas ou encore Cézanne. Il tourne le dos à cette vie bien rangée en quittant son emploi en 1882 pour se consacrer entièrement à son art, peignant tous les jours. Ses revenus s’étiolent si rapidement qu’il trouve refuge dans la demeure danoise de la famille de sa femme. La rupture est latente. Commence alors une vie de misère à Paris. De 1886 à 1891, il séjourne plusieurs fois en Bretagne, à Pont-Aven. Le Symbolisme a supplanté l’Impressionnisme dans une recherche du caractère propre des sujets représentés à travers leurs traits essentiels. Dans des couleurs vives, il crée des toiles empreintes de mysticisme et d’iconographie chrétienne qu’il revisite avec une audace toute particulière. Deux tableaux éclatants, La Vision du sermon et Le Christ jaune, mettent ainsi en scène des femmes en habits traditionnels, priant tête basse. Gauguin représente dans le coin supérieur droit sur une surface rouge vif tout en aplats fonctionnant comme une bulle de BD la lutte imaginée par les dévotes entre Jacob et l’ange qui, ajoutée à l’absence de modelé, atténue toute recherche habituelle de perspective. Les couleurs sont vives, juxtaposées sans mélange, conférant leur force aux formes, appelant – déjà ! – les futurs papiers découpés de Matisse. Voilà les femmes assises dans un champ féérique aux arbres rougeoyants dans la seconde toile qui lui servira de modèle pour réaliser devant un miroir l’Autoportrait au Christ jaune dans lequel nous découvrons ses traits aquilins. Un visage anguleux ressemblant à s’y méprendre à celui de son Christ au jardin des oliviers, audace suprême pour l’époque ! Aux teintes criardes de l’automne du Christ jaune succèdent celles, olivâtres du Christ vert avec sa pietà en granit recouverte de lichen, sa paysanne au visage tirant sur le jaune et ses falaises rosées bordant l’océan. Un paysage de pluie dans le jour mourant à l’effet fantastique.
La catastrophe et l’ailleurs
En 1888, il part pour Arles, retrouver van Gogh dont il partage, outre une addiction certaine à l’absinthe, l’attrait de la couleur et d’une peinture en dehors de toute chapelle. Leur relation larvée aboutit à « la catastrophe » : van Gogh menaçant Gauguin avec son rasoir avant de s’entailler une oreille qu’il offrira à une fille de joie. Rupture totale. Gauguin, sans succès réel tente de fuir Paris et son milieu artistique sclérosant. La Bretagne, malgré d’autres séjours ne suffit plus. Il se décide en 1891 pour Tahiti, l’île de l’Eden primitif dépeinte par Loti. Son désir le plus profond est de (re)trouver la puissance suggestive et intériorisée des arts primitifs. L’appel du “sauvage” se révèle une quête au goût d’inachevé même si les scènes de la vie pastorale et ancestrale l’inspirent un long moment et qu’il y réalise sûrement ses plus belles œuvres. Les vahinés dénudées aux yeux de velours, regard en coin énigmatique (Nafea faa ipoipo – Quand te maries-tu ? et Aha oe feii ? – Eh quoi ! Tu es jalouse ? en 1892) peuplent ses toiles d’un charme indolent. « Le mot dans le regard / Le cœur est voyageur / L’avenir est au hasard » chantait Brel en hommage au peintre. Sa fascination pour la culture primitive maori et ses tiki rayonne dans une nature luxuriante que l’on découvre – étrangement – loin de l’image d’Épinal accolée à Gauguin : celle d’un paradis idyllique gorgé de couleur. Le voile de nostalgie est tombé, telle une ombre de réalisme devant l’évolution des Tahitiens qui lui restent étrangers, reflétant son échec à trouver trace d’une culture ancestrale (dont il recherche inlassablement l’essence dans des sculptures en bois envoutantes) dépouillées de l’influence du modernisme colonisateur de l’Hexagone.
Son chef-d’œuvre D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?, qu’il pense alors être sa dernière toile puisqu’il cherchera à mettre fin à ses jours peu après, contient la quintessence de son art. Ôde mystique à la vie des hommes de leur naissance à leur mort, ce long panoramique de près de quatre mètres est gorgé de symboles mêlés de croyances païennes (fruit divin cueilli par l’homme au centre, jardin d’Eden sombre pris dans une lumière bleutée dont jaillissent des corps couleur de miel, idole monumentale). L’enfant est assoupi à côté de femmes au regard oisif tandis qu’à l’autre extrémité, l’ancienne porte les mains dans ses cheveux gris, nous considérant sombrement. Gauguin survit finalement et s’enfuit un peu plus en lui-même en refusant de renoncer malgré la maladie et les démêlés avec les autorités lorsqu’il prend fait et cause pour les autochtones. Il poursuivra l’expérience insulaire jusqu’aux Marquises, dernier de ses paradis désenchantés nourrissant l’imaginaire sauvage de ses toiles.
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