Un intégriste de l’Europe
Pour la sixième rencontre des Dialogues de Strasbourg, la Ville et le Conseil de l’Europe recevaient, mardi 15 mars, Robert Badinter. L’ancien Garde des Sceaux, avocat et sénateur des Hauts-de-Seine célébrait, avec quelques mois de retard, le 60e anniversaire de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Rencontre.
Plusieurs fois reporté, le rendez-vous tant attendu arrivait enfin. Salle comble pour écouter l’humaniste Robert Badinter. Jean-Paul Costa, président de la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH), en charge de la modération des discussions ouvrait le bal, présentant à un public de tous âges « le grand témoin idéal » de cette seconde moitié de XXe siècle. L’avocat et ancien Ministre de la Justice, célèbre pour avoir porté la réforme de l’abolition de la peine de mort, il y a trente ans, conserve des « yeux de Chimène pour la CEDH », conscient que si sa génération « n’avait pas réussi la décolonisation, elle avait servi la cause européenne. Son plus grand succès est la construction d’un espace de paix et de liberté sur le continent ».
Avant 1981
La France, patrie de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen – et pas « patrie des droits de l’Homme, comme on l’entend à tort et à travers depuis quelques temps, preuve d’une incroyable cécité historique » se plaît-il à préciser – est l’un des membres fondateurs du Conseil de l’Europe en 1949, « alors même que les plaies étaient encore à vif, les crématoires tièdes. Il n’y avait pas d’avenir pour elle hors de cette construction. » Signant, comme les autres États membres, la Convention européenne des Droits de l’Homme en 1950, notre pays “attendra” pourtant 1974 pour ratifier un traité permettant de protéger les libertés fondamentales en instaurant un contrôle judiciaire du respect des droits individuels. « Depuis 1954, la ratification était impossible pour la France à cause de la Guerre d’Algérie. Elle qui mettait sur pied des cours spéciales… », rappelle Badinter. « Après 1962[1. Les accords d’Évian du 18 mars 1962 mettent fin au conflit et l’Algérie accède à l’indépendance quelques mois plus tard], le gouvernement est toujours contre, pour des raisons souverainistes. En 1973, l’Assemblée nationale et le Sénat se prononcent enfin pour mais, retirant l’article 25 permettant un droit de recours individuel, ils vident le texte de sa substance ! » L’avocat se rappelle de « l’indignation ressentie par la communauté des juristes » à l’époque. « Notre position n’était guère “vendeuse”, même dans les meetings de Mitterrand. » Pourtant, il en allait de « la dignité de la France qui avait l’ardente et impérative obligation de se conformer à son histoire ».
Après 1981
Aujourd’hui, plus personne ne nie l’intérêt de la CEDH. Depuis 1974, 17 805 requêtes y ont été déposées contre la France, donnant lieu à 775 arrêts et 576 condamnations, ce qui nous place derrière la Russie, la Turquie, l’Italie ou la Pologne. Et Badinter de poursuivre : « Sans cette institution, il n’y aurait pas eu d’avancées sur les écoutes téléphoniques en 1991, le Juge des libertés en 2000, d’appel possible aux décisions des juges d’application des peines ou d’amélioration des conditions de détention des prisonniers, que ce soit sur des question de dignité, de liberté de correspondance ou d’accès aux soins médicaux… Sans la Cour européenne des Droits de l’Homme, la civilisation européenne ne serait pas ce qu’elle est. » D’un point de vue plus personnel, l’ancien Garde des Sceaux regrettera « toute sa vie de ne pas avoir quitté [s]a fonction à la fin 1981. Tout était fait ! » Face aux montées de nationalisme exacerbé auxquels nous assistons dans nombre de pays européens, il se dit « européen intégriste, ayant vu et vécu les abominations des nationalismes sur notre continent. Les mouvements de national-populisme sont le mal actuel de l’Europe, comme le retour en force du souverainisme. Il n’y a, à mon sens, qu’une communauté de valeurs à leur opposer : celles défendues avec ardeur par les institutions européennes. »
Un itinéraire gouvernemental
Avec Les Épines et les roses, Robert Badinter narre, en 400 pages environ, son « voyage au pays du pouvoir » entre politique et justice. Garde des Sceaux de François Mitterrand entre 1981 et 1986, il fut évidemment l’homme de l’abolition de la peine de mort … mais le livre embrasse bien d’autres dossiers, de l’Affaire Barbie à la question basque en passant par la suppression des juridictions d’exception, la dépénalisation de l’homosexualité ou la possibilité du droit de recours individuel à la Cour européenne des Droits de l’Homme… Tout le début des années 1980 défile sous la plume acérée d’un « homme public par fonction » qui n’a jamais souhaité « devenir un personnage médiatique ». Il ne ménage jamais sa franchise, ni ne dissimule ses échecs, comme la surpopulation carcérale. Aujourd’hui, restent encore bien des épines à ces roses là.
Paru chez Fayard (22 €) www.editions-fayard.fr