Depuis 2006, Frédéric Taddeï présente Ce soir (ou jamais !), émission qui scrute l’actualité par le prisme culturel. Un ovni dans le paysage audiovisuel français (où les invités peuvent finir leurs phrases !) conduit par un journaliste pas peu fier de son bébé. Entretien, là, maintenant, tout de suite (ou jamais !).
Le nom de vos émissions D’art d’art et Ce soir (ou jamais !) traduisent une urgence. Êtes-vous impatient de nature ?
Pas du tout ! Pour D’art d’art, qui fête ses dix ans en octobre, il s’agit de parler d’art, mais en une minute trente, donc le titre reflète cette brièveté. En revanche, Ce soir (ou jamais !) annonce que chaque émission est unique et en direct. À part le décor et moi, tout change.
Il y a quand même l’impératif d’analyser, à chaud, le monde actuel…
Non, simplement la nécessité d’entendre un autre type de commentaires. L’actualité a été longtemps le domaine réservé des journalistes et des politiques. Ici, on introduit une autre dimension, celle des intellectuels et des artistes qui influencent le plus notre compréhension du monde. Les films vus, les livres lus ou les musiques qu’on écoute rendent palpable la complexité du monde. Frank Capra et Charlie Chaplin ont dit les choses les plus intéressantes sur la Crise de 1929. Qui se souvient de ce qu’ont pu écrire les journalistes à l’époque ?
Donc il faut laisser la parole à ceux qui écrivent ces livres ou réalisent ces films ?
Exactement, leur avis, leurs emportements, leurs passions sont importants. Pour éviter le côté “café du commerce”, je fais en sorte que les gens viennent traiter de sujets sur lesquels ils ont travaillé. Pour résumer, Soir 3, ou n’importe quel JT, parle de l’écume des choses et Ce soir (ou jamais !) de la mer qui est en dessous.
Aviez-vous des modèles en tête au moment de créer Ce soir (ou jamais !) : Apostrophes ou Droit de réponse ?
Il n’y a aucun précédent, c’est ce qui explique sa longévité. Elle est d’une grande intensité et peut donner lieu à des éclats. Ce soir (ou jamais !) est basé sur le spectaculaire intellectuel et sur l’interactivité entre les invités qui savent que vous les entendez au moment même où ils parlent. C’est du direct, c’est le réel.
Extrait de Droit De Réponse (1984)
Le direct implique que les intervenants sont plus ou moins naturels ?
La question ne se pose pas. Tolstoï était-il naturel lorsqu’il écrivait Guerre et Paix ? On s’en fout. Le naturel était important lorsque je faisais Paris dernière qui se passait dans la vraie vie, la nuit, dans les bars, la rue, les restaurants ou les boîtes de nuit. Les gens arrivaient plus facilement à oublier la caméra. Dans Ce soir (ou jamais !), je ne leur demande pas d’être naturels, mais d’être brillants, imaginatifs et créatifs car nous abordons des sujets sur lesquels tout le monde a déjà donné son opinion.
Parlons de la mise en scène de l’émission Vous êtes passé de Paris dernière, construit comme une virée nocturne, à une émission statique…
Paris dernière, tournée entièrement en numérique avec une petite caméra, était ce qu’on pouvait faire de plus moderne à la télévision. C’était ancré dans son époque, et là, on me proposait une émission avec des invités autour d’une table ! Je voulais un bar pour que le public soit à l’aise – même s’il ne doit pas parler, ni applaudir – et le décor le plus beau possible car la télé est d’une laideur extraordinaire. Personne ne vit dans des décors aussi laids qu’à la télévision ! Je désirais également que la lumière soit belle pour que les femmes soient belles. Surtout, je ne voulais pas d’escaliers d’où arrivent les artistes ou de rideau qui s’ouvre… toutes ces conneries qu’on voit depuis des lustres.
Extrait de Paris dernière
http://www.youtube.com/watch?v=sYriC-sYaU8
La télévision a du mal à se renouveler, à trouver de nouvelles formes, à avoir un propos original ?
On pense que les téléspectateurs n’aiment que ce qu’ils connaissent déjà. Difficile alors de proposer quelque chose de radicalement différent. Ce soir (ou jamais !) est l’émission culturelle de référence depuis ses débuts. Avant, on s’inspirait d’Apostrophes et aujourd’hui de Ce soir (ou jamais !)… C’est partout pareil, mais c’est pire à la télé car c’est un média de masse.
Vos inconditionnels gardent à l’esprit le clash entre Jean-Jacques Beineix et Frédéric Mitterrand. Ce type d’incident est un hic à éviter ou un moment de télé apprécié ?
C’est mon plus mauvais souvenir de Ce soir (ou jamais !). Beineix et Mitterrand étaient venus à plusieurs reprises, tous les deux. En fait, la chaîne avait un peu au travers de la gorge le fait que j’ai refusé d’avoir des chroniqueurs sur le plateau et elle me poussait à réinviter des mêmes personnes, récurrentes. Au début de leur altercation, j’ai cru à un gag. Ils avaient l’air de bien s’aimer, mais je ne sais pas ce qu’il s’est passé et cette espèce de règlement de compte a eu lieu. J’aurais dû intervenir plus tôt.
Vous refusez le show tout en prétendant apprécier les perturbateurs…
Je suis pour les perturbateurs. Pas ceux qui perturbent le cours d’une émission, comme Laurent Baffie, mais ceux qui perturbent votre raisonnement, les idées reçues : Picasso, Artaud, Nietzsche…
Mais qui sont les grands perturbateurs actuels ?
Je ne vous le dirais pas car je refuse de donner mon avis. Je risquerais de vexer certaines personnes si je ne les citais pas… Et je ne veux pas faire le tri parmi mes 3 000 invités. Pas de box office personnel.
Pourquoi est-ce si important de demeurer « illisible » ?
C’est parce que personne ne connaît mon avis et que je suis impartial, neutre, que l’on vient dans mon émission. Les invités savent que je ne ferais pas pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Je ne dis jamais ce que les téléspectateurs doivent penser. C’est pour ça que vous ne me verrez jamais au Sidaction. Je dois être un des seuls animateurs de France Télévision à ne pas y aller.
Votre plateau mêle « l’establishment et les contestataires ». C’est la combinaison idéale ?
En général, à la télé, on invite l’establishment et les opposants officiels. C’est une cartographie politique qui est reflétée, pas des idées. J’appelle contestataire toute personne en rupture avec la lecture classique qu’on a des événements : les économistes ultra-libéraux, marxistes ou les anti-euro, par exemple. Les contestataires sont de tous les domaines et de tous les bords.
Pourquoi ne pas aborder davantage de sujets plus directement culturels, les films ou les expositions ?
Je le fais s’ils changent notre vision du monde. Quand un artiste vient parler d’un livre ou d’un film, c’est affilié à de la promo, il donne l’impression de vendre son dernier produit. Ma parade est de proposer une émission non pas sur la culture, mais culturelle.
Et quand vous invitez l’équipe de Mammuth de Benoît Delépine et Gustave Kervern ?
En face de Depardieu, il y avait Daniel Cohen et Dominique Méda qui n’avaient pas vu le film. Ça n’était primordial car nous avons parlé de la lutte des classes. Est-ce que je pense que Mammuth est meilleur que les autres films quand je lui accorde autant de place dans mon émission ? Oui peut être, mais je peux me tromper et ça n’a pas d’importance.
Bande annonce de Mammuth
C’est difficile de juger de l’impact d’une œuvre sur la société…
Je fais des paris.
Êtes-vous passé à côté d’événements importants ?
Bien sûr et pour beaucoup de raisons. Par exemple, je n’ai pas pu réunir le plateau télé que j’espérais autour de l’exposition Picasso et les maîtres. Alors j’ai préféré ne pas faire l’émission.
Surtout que l’an passé encore, la fréquence de l’émission imposait de convier les intervenants au jour le jour.
Si je faisais une émission sur l’actualité culturelle, mon carnet de bal serait rempli trois mois à l’avance. Quand je travaillais pour Nulle part ailleurs, nous connaissions les invités trois semaines avant. Comme nous traitons de l’actualité, je vais chercher les gens le matin pour le soir.
Vous citez régulièrement Picasso. Vous prétendez notamment que l’opinion d’une personne de sa stature ne peut qu’être captivante. Un bon artiste a-t-il forcément un avis pertinent sur le monde ?
Celui qui écrit de bons livres a des choses plus intéressantes à dire que celui qui en écrit de mauvais. Je suis persuadé que tout ce qu’a à nous dire un grand artiste est intéressant ! Ça ne sera pas automatiquement un “bon client”, qui fera de longues tirades à la télé, mais ce qu’il dira n’appartiendra qu’à lui.
http://ce-soir-ou-jamais.france3.fr