Suite à une baisse impromptue de la subvention allouée par la Ville de Frouard, le Théâtre Gérard Philipe (TGP) est au bord du gouffre. Les piliers de la décentralisation vacillent et menacent la diversité culturelle.
L’histoire avait tout du conte de fées, de l’incroyable renaissance du phénix. Quand Philippe Sidre prend, en 2005, la direction du TGP à Frouard, il gère une situation de crise : dépôt de bilan et liquidation judiciaire hérités de son prédécesseur. Il met trois ans à rebâtir un projet, passant de 4 000 à 20 000 spectateurs. Il ne se doutait alors pas que la longue épopée de ce lieu, créé à la fin des années 1960 (Il est aussi l’un des cinq premiers à être labellisé Centre dramatique national pour l’Enfance et la Jeunesse en 1978), serait aussi tumultueuse. Le 4 juillet 2017, à la veille d’une réunion bilan du comité de suivi de cette Scène conventionnée pour les arts de la marionnette et les formes animées, à laquelle participent tous les partenaires liés sur trois ans (2015-2017), le maire socialiste Jean-François Grandbastien annonce qu’il retire 100 000 des 150 000 euros de subvention. Un coup de tonnerre proche de sonner le glas d’une « structure au bilan exemplaire » assure, en sa qualité de délégué régional du Syndeac1, Jean Boillot, directeur du Nord-Est Théâtre (Thionville). Un avis partagé par un autre membre de l’intersyndicale mobilisée, Cécile Gheerbrant, déléguée régionale du Synavi2, qui « pointe l’importance du travail de territoire mené depuis des années, de concert avec des compagnies de la région sur un bassin de population où les lieux culturels sont extrêmement rares. C’est aussi un lieu de référence et un centre ressource pour les arts de la marionnette en Lorraine. »
Un bilan élogieux
Lors de l’évaluation des objectifs fixés par la convention multipartite réalisée le lendemain de cette annonce, tous les indicateurs sont pourtant au vert. Le TGP, qui a réduit le nombre de spectacles accueillis (de 25 à 18 par saison) afin de proposer des séries plus longues de représentations, affiche un taux de remplissage de 98,7%. Il a renforcé la caractère pluridisciplinaire de sa programmation – théâtre (18 spectacles), marionnettes (9 auxquels s’ajoutent 11 propositions pluridisciplinaires), musique (8), danse (6), théâtre d’objets (4), cirque (3)… – et varié les formes : « 1/3 de formes légères pour une meilleure approche des créations par le public » et 2/3 de « lourdes ». Le festival Géo Condé (Biennale internationale de la Marionnette et du Théâtre d’objets) a souffert de la forte concurrence du festival RING organisé par La Manufacture de Nancy lors de son déplacement à la même période, au mois d’avril, sur une fréquence biennale identique. Mais il a su rebondir en restant audacieux et tourné vers l’international. L’ambitieux programme d’Accès à la culture pour les élèves scolarisés sur le Bassin de Pompey a permis d’accueillir 7200 élèves sur deux saisons (pour un objectif annuel de 3000) autour de 10 spectacles différents chaque année. Le tout s’accompagnant du développement d’outils à destination des enseignants (conférence pédagogique de 2h à chaque spectacle, éléments artistiques et dossiers pédagogiques téléchargeables…). S’ajoute un jumelage culturel avec le collège Jean Lurçat (rencontre d’artistes, travail sur le plateau du TGP…), sans oublier la décentralisation de pièces en milieu rural, au cœur de la Communauté de Communes du Bassin de Pompey, regroupant 13 municipalités.
Chronique d’une mort annoncée ?
Depuis quelques années, Frouard, commune de moins de 7 000 habitants en proie à d’énormes difficultés financières – frôlant il y a peu la mise sous tutelle –, multiplie les économies, au mépris de la convention de moyens et d’objectifs la liant au Conseil départemental de Meurthe et Moselle, à la Région Grand Est et à la Drac Grand Est. Tous les ans, sa subvention baisse (50 000 euros en moins en trois ans), fragilisant un peu plus la marge artistique du TGP. Elle s’élevait à 150 000 euros sur la dernière saison malgré la baisse des subventions imputable à la municipalité. Loin des 220 000 euros de 2009. Si le désengagement annoncé en juillet 2017 n’a été acté par un vote en conseil municipal qu’en mars 2018, aucune solution n’a entre temps pu être trouvée. Le Maire demande à la Communauté de Communes du Bassin de Pompey de prendre à sa charge les dépenses qu’il ne peut – ou ne veut – plus assurer, arguant que la population dans son ensemble bénéficie de l’action du TGP. Le dispositif de Scène conventionnée s’étant arrêté fin 2017, les autres collectivités partenaires se sont mises d’accord pour reconduire leur subvention de manière bilatérale lors d’une réunion politique de suivi le 14 février 2018. De quoi terminer la saison et « grâce à la bonne gestion de l’association et sa trésorerie aller jusqu’à fin 2018 » garantit Philippe Sidre. Son public n’a pas manqué de se mobiliser en publiant une pétition de soutien en ligne (10431 signatures à l’écriture de ces lignes). Un comité de soutien a même occupé le théâtre fin mars, vent debout contre la fermeture du lieu qui se profile tout doucement. La plus grande inquiétude du directeur est de perdre le travail mené depuis 12 ans : « Si le théâtre ferme, il faudra au moins trois ou quatre ans pour reconquérir un public. »
Les impasses de la décentralisation
L’édifice construit depuis plusieurs décennies de décentralisation culturelle, mise à mal ces dernières années par la baisse des dotations de l’État aux collectivités, ne serait-elle qu’un château de cartes s’effondrant dès le retrait d’un partenaire ? Pascal Mangin, président de la commission culture de la Région Grand Est, « déplore que le Maire n’ait pas anticipé cette annonce. Prévenir les partenaires au dernier moment réduit notre capacité de dialogue et de négociation avec les élus. » Charles Desservy, directeur du pôle Création de la Drac Grand Est (Direction régionale des Affaires culturelles), avoue lui aussi son impuissance. « Dans le cas de Frouard, si la Ville se retire et que la Communauté de Communes ne s’engage pas, que voulez-vous faire ? Nous ne pouvons nous substituer à l’échelon local dans le programme des Scènes conventionnées. Aux élus d’assumer leurs choix s’ils veulent, comme cela a été dit, privilégier Annie Cordy et la fête des mères ! » Jean-François Grandbastien, qui n’a pas voulu donner suite à nos demandes d’interviews, est un habitué des sorties pointant du doigt une programmation trop éloignée des attentes populaires, rejouant le match animation et divertissement face à une culture plus pointue. La tentation populiste du recours au procès en élitisme refait donc surface, secoue Frouard mais aussi d’autres Scènes conventionnées du Grand Est : à Rethel, les élus voulaient valider la programmation du Théâtre Louis Jouvet en plénière, à Chaumont la situation du Nouveau Relax est tendue et à Verdun, l’insalubrité de la salle menaçait le travail mené par Transversales. Il a fallu toute la ténacité de Didier Patard, son directeur, et des spectateurs pour sauver le lieu.
Hasard du calendrier, la Ministre de la Culture dévoilait fin mars un plan pour « La Culture près de chez vous » doté de six millions d’euros de budget, avec pour annonces phare des prêts d’œuvres de grands musées installées de manière éphémère dans l’espace public ou encore des tournées de la Comédie française dans des “zones blanches”. « Cela ressemble aux tentatives de répandre la bonne parole sous la IVe République » analyse Jean Boillot. « Cette recentralisation est très inquiétante car elle met à mal la diversité culturelle, surtout quand on regarde la situation du TGP où l’on ne parle que de 100 000 euros. Une somme dérisoire comparé à l’apport au territoire et au travail de proximité mené. La culture est la gloire de notre République car elle permet l’élargissement du regard, l’acceptation de la différence et une expérience intime inquantifiable. » Quant au Maire, il plaçait en Une de Frouard Magazine (n°32, décembre 2017), une photo de la 3e édition de Celt’in Lor, « festival celtique made in Lorraine » organisé avec le soutien des Villes de Frouard et de Pompey. Là où les mauvaises langues moqueraient les liens historiques entre le Bassin de Pompey et la culture celte, nous préférons voir la preuve de la capacité des élus à coopérer… quand ils le souhaitent. Tout est question de choix.
1 Le Syndicat des entreprises artistiques et culturelles fédère principalement les Scènes nationales et les Centres dramatiques nationaux
2 Syndicat national des arts vivants dont les adhérents sont des compagnies et des lieux indépendants