Infernal Sunshine
Dans Tentative de disparition dont elle signe texte et mise en scène, Charlotte Lagrange évoque la difficulté d’être au monde d’une idéaliste à travers les souvenirs de son compagnon.
Apparaître c’est rester un appât pour les êtres. La vie dans le monde et sa comédie humaine à jouer par tous. Son corolaire de masques et – d’insupportables – compromissions menaçant chacun de se perdre. Charlotte Lagrange poursuit un sillon de créations dans lequel l’intime se voit violenté par le politique et le collectif. Après l’engrenage de L’Âge des poissons et le poids des mécanismes de la dette comme de l’héritage familial d’Aux Suivants, sa nouvelle pièce, toute en sensibilité, évoque l’impossible refuge dans la disparition. Celle d’Alice quittant Reza. Dans un superbe plan séquence où la lumière découpe et reconfigure une succession d’espaces, de lieux (appartement, jetée, club) et de temporalités, nous plongeons dans un long flash-back hantant le jeune homme. Des accrocs de couple, insignifiants aux premiers abords, mais qui construisent un gouffre de désaccords profonds qu’il ressasse sans cesse, jusqu’à l’obsession.
De leur rencontre au « Dégage », lâché à bout de nerfs, excédé par l’insupportable silence dans lequel sa compagne s’est lentement murée. Elle rêve d’une chimère, s’effacer pour ne plus porter en elle le néant de leurs existences dénuées de sens qui la happe comme un sable mouvant. Rythmé crescendo par la musique live de Samuel Favart-Mikcha, cette longue séquence fait rayonner les fidèles comédiens de la compagnie La Chair du Monde, Jonas Marmy livrant avec dépouillement ses failles, sa tristesse et son amour dévorant pour Julie Palmier qui lui échappe, inexorablement. Charlotte Lagrange fait preuve d’une belle maîtrise, œuvrant par touches d’intensités dans une grande confiance au jeu et aux codes convoqués avec ses comédiens, lancés dans des boucles obsessionnelles, entre pragmatisme réaliste de l’un et bouffées d’indignation sur le sort des naufragés de la migration pour l’autre. Tout finit par éclater, troublant un peu plus le démêlage entre réalité et idées noires d’un espace mental. Extérieur nuit. Le sol laqué réfléchit les reflets de néons crus et un tapis de neige blanche en fond de scène découpe une ruelle dans laquelle erre Alice dont les vitres déformantes reflètent un fantôme incapable de repartir à zéro. En voix off, les messages laissés sur son répondeur par ses proches la culpabilisent autant qu’ils la raccrochent à sa condition. Les entend-elle vraiment ? Ou s’imagine-t-elle, dans sa disparition intérieure, ce qu’ils pensent de sa fuite ? Est-on si sûr d’être sorti de la tempête sous le crâne d’un Reza, coincé dans un deuil impossible, fantasmant son parcours à partir des traces qu’elle éparpille, de l’Autriche à la Méditerranée ? Reste la pluie sur le visage, le vent sur la peau, le regard d’inconnus. Ce besoin inextinguible de l’autre pour exister, même dans un enfer…
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> À La MAC Robert Lieb (Bischwiller), jeudi 15 mars
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> Au Château des Rohan (Saverne), jeudi 5 avril
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> À La Saline (Soultz-sous-Forêts), vendredi 6 avril
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