Sylvain Creuzevault adapte L’Esthétique de la résistance au TNS
Sylvain Creuzevault adapte L’Esthétique de la résistance de Peter Weiss avec les élèves du Groupe 47 de l’École du TNS. Pour leur entrée dans la vie professionnelle, il signe une traversée hors norme.
Près de mille pages et dix années de travail pour Peter Weiss (1916-1982), qui signait, avec L’Esthétique de la résistance, l’un des grands romans du XXe siècle. Une épopée en forme de montagne à gravir pour les élèves de dernière année de l’École supérieure d’Art dramatique du Théâtre national de Strasbourg, entourés de comédiens fidèles de la compagnie Le Singe. Si nous rencontrons Sylvain Creuzevault mi-avril, à l’orée « d’un mois de mise en scène », son travail avec eux a débuté en décembre 2021 par une lecture collective du livre, en entier. Depuis, six sessions intenses les ont régulièrement réunis. « Nous avons visité diverses formes d’écriture scénique et d’art de l’acteur, car Peter Weiss, depuis son exil suédois après avoir fui le régime nazi en 1935, nous mène à nous questionner sur ce que son écriture pourrait devenir en théâtre de tréteaux, sous forme brechtienne, d’agitprop, documentaire, post-dramatique… » De quoi résonner avec le parcours du groupe 47, recruté en 2020, qui vécut le Covid et l’arrêt des théâtres de longs mois avant d’occuper le TNS pour protester contre la réforme de l’assurance chômage en proposant, chaque jour, des petites formes de prise de parole sur le parvis, s’inventant dans l’urgence et dans une liberté totale de forme. Ce temps long était nécessaire pour apprivoiser sa manière bien à lui de construire des passages au plateau à partir de l’acteur. « Certains n’avaient jamais eu à faire sortir une écriture d’eux. Pas en tant qu’interprètes mais en tant que créateurs, agenceurs, auteurs de leurs passages. Ils sont plus habitués à répondre à des scènes, réagir à un regard. » Tous ont eu des parties à travailler entre comédiens (la “conspiration”), dont ils proposaient ensuite une traversée. « La plus belle école qu’on ait pu avoir », affirme sans détour Vincent Pacaud, « mais aussi la plus difficile car nous sommes, tout le temps, totalement partie prenante de la création. »
L’homme vs l’appareil
De Berlin à la guerre d’Espagne, en passant par Paris et la Suède, le récit suit un narrateur, ouvrier allemand de 20 ans et ses jeunes amis luttant contre le fascisme entre 1937 et 1945. La manière dont ils forgent une conscience politique commune et un regard critique, en s’emparant de chefs-d’oeuvre de l’histoire de l’art qui représentent diverses catastrophes (Guernica, le temple de Trajan, Le Radeau de la méduse…), en fait un roman d’apprentissage singulier. Si chacun a plusieurs rôles, l’élève comédien prend notamment en charge celui d’Herbert Wehner, au coeur de « l’Orchestre rouge », nom donné à son groupe clandestin de résistance s’opposant au nazisme en se tournant vers le communisme soviétique. « Pour combattre la machine d’anéantissement d’Hitler, il faut une autre machine. Et la seule qui la propose, c’est l’URSS. Au fur et à mesure, on se rend compte que, ce qui nous permet de combattre, ressemble à ce qu’on combat. Mais ça ne change pas le problème : ce qui répond à un mal n’est pas un bien, mais un autre mal », analyse Creuzevault. Les contradictions humaines y sont projetées. L’élévation au-dessus de sa condition sociale en s’appropriant des capacités de lecture, retournant les oeuvres qui viennent du monde bourgeois pour trouver des interprétations qui font que l’art participe de l’émancipation du sujet et de sa formation politique, jusqu’à être pris dans les affres des luttes intestines, de la guerre et de l’exil. Weiss, dont le narrateur est une forme d’alter égo prolétarisé qu’il place dans des situations qu’il n’a pas vécues, ne cache rien de ce qui écrase et broye les individus dans la puissance de ces appareils de partis uniques, leur démesure et leurs dérives. Vincent Pacaud est d’ailleurs marqué par « cette citation de Wehner : “On ne peut rien attendre des ouvriers en uniformes aux ordres. Ils auraient jeté leurs fusils plutôt que de les retourner contre leurs maîtres.” Si c’est vrai face au stalinisme du roman, la liste ne s’y arrête pas et l’on peut la continuer avec l’Indochine, l’Algérie, Mai 68… » Rien ne se tranche aisément, ni la question de l’engagement, ni celle de la relation entre politique et art – l’esthétique du titre devant s’entendre comme théorie de l’art. Faut-il continuer à se battre au front ou à écrire ? D’autant que « le fascisme, malgré ce qu’on essaie de nous faire croire, est quelque chose qui revient structurellement, pas idéologiquement », rappelle le metteur en scène. Le réel est d’ailleurs venu percuter la fiction de plein fouet lorsque l’agression russe en Ukraine a surgit, au milieu du projet.
Une épopée rare et totale
Avec Loïse Beauseigneur, Valentine Lê signe la scénographie de la pièce : « Un “espace vide” jouant sur l’aspect d’ancienne caserne du Hall Grüber, rappelant ainsi l’aspect d’un hangar vidé, d’une usine où se barricader. Nous avons recréé des poteaux soutenant la charpente, des fenêtres et des portes. » Quelques accessoires (luminaires, tables) collent à l’époque des événements, ainsi qu’un clin d’oeil à la roulotte de Mère courage et ses enfants de Brecht, qui est lui-même un personnage du roman, et à ses panneaux didactiques dérivés sous forme de châssis entoilés. « Nos propositions doivent servir le jeu car Sylvain aime les choses non finies, un peu cassées. Par exemple, une table bancale autour de laquelle se tient une discussion politique va devenir matière à jeu », illustre-t-elle. Pour un livre hors norme, il faut s’attendre à une pièce du même acabit. Le metteur en scène entend en tout cas en « faire une fête. Passer un an et demi avec ce roman traversant les conflictualités historiques, le combat social, tout en interrogeant les formes artistiques est tellement riche et intense pour toute l’équipe, que ça demande de construire quelque chose qui fasse que le public nous suive. Voilà mon pari ! Si ça ne durera pas 11h, ça ne tiendra pas en trois non plus, mais entre les deux », lâche-t-il dans un sourire.
Au Hall Grüber (Strasbourg) du 23 au 27 mai, conseillé à partir de 16 ans
tns.fr