Survivre
Pour sa première création depuis son arrivée à la direction de NEST, Alexandra Tobelaim porte à la scène Abysses, récit intime de Davide Enia autour de notre humanité complexe et paradoxale.
Depuis sa ville natale de Palerme, Davide Enia n’a, depuis quelques années, d’yeux que pour une petite île située en pleine mer, entre Malte et Monastir. Une part de son âme reste coincée à Lampedusa. La Loi de la mer1 rendait hommage aux habitants de ce caillou pelé. Tanné de soleil. Balayé par des vents aux noms fabuleux. Sirocco, maestrale, libeccio, grecale. Rien ne protège des éléments, les vagues claquant de toutes parts. Depuis la fin des Printemps arabes, la démocratie n’a guère étendu son empreinte sur les rives méditerranéennes, si ce n’est en Tunisie. Mais la chute de Kadhafi a ouvert en grand les portes du désert libyen aux filières de passeurs avides de proies faciles, démultipliant les flots d’exilés tentant leur chance vers l’Europe sur des embarcations de fortune. Dans un réalisme sans fard, dénué d’obscénité morbide malgré les corps indénombrables, l’écrivain italien tisse avec Abysses le récit de quelques-uns de ses séjours sur l’île, croulant depuis plus d’une décennie sous les débarquements et sauvetages d’enfants perclus de froid, de femmes mutilées ayant vécu l’horreur et les sévices insoutenables, d’hommes battus par ceux-là même qu’ils payent pour traverser. Il raconte les rencontres avec ceux qui les aident, des « êtres humains qui portent en eux un cimetière entier ». Une armoire à glace de plongeur-sauveteur évoquant la mort comme sa compagne en mer, les pêcheurs aux bateaux immobilisés un mois durant à chaque dépouille prise dans leurs filets, une amie gérant l’accueil et l’acheminement des rescapés vers un Hot-Spot ou encore Vincenzo, l’ancien gardien du cimetière de Lampedusa. Lui qui s’acharnait à donner sépulture et cérémonie aux corps, continue à hanter les lieux de sa présence, malgré son départ à la retraite en 2007. Mais Davide Enia dépasse avec talent le simple témoignage en liant son histoire familiale à ce drame collectif. Il conte son père mutique telle une montagne de silence qui l’accompagne, les coups de fils à son oncle en pleine chimio, les discussions à demi-mots… Alexandra Tobelaim aime cet endroit où « tout s’entremêle, Davide cassant le silence des pères comme celui entourant ces traversées. » Dans l’intime comme dans le commun, il invite à ne pas laisser les mots nous manquer. « Identifier mon naufrage intime. M’agripper à lui. L’approfondir. Le nommer. Comprendre en quelque sorte que j’allais lui survivre. Écrire les mots, les dire, pour leur survivre » écrit-il. La metteuse en scène y voit un cadeau, celui d’un « courage partagé qui nous est offert. Il rend au théâtre toute sa nécessité et sa fonction archaïque : l’endroit où les choses se disent à l’abri du monde, mais surtout pour lui. » Au milieu de servantes2 – vigies, fantômes ou phares dans la nuit auxquels s’adosser –, Claire Vailler accompagne à la guitare le comédien Solal Bouloudnine, sa musique sonnant « comme des décharges d’émotions permettant de l’évacuer et d’aller au bout de cette histoire ».
Au Théâtre en bois (Thionville), du 3 au 7 novembre (dès 15 ans)
nest-theatre.fr
Échange après-spectacle avec les artistes, jeudi 5 novembre
Apéro du samedi d’avant spectacle (dès 19h), samedi 7 novembre
Aux Plateaux sauvages (Paris), du 23 au 28 novembre
lesplateauxsauvages.fr