Sophie Zénon et L’Herbe aux yeux bleus
Dans L’Herbe aux yeux bleus présentée à La Chambre, Sophie Zénon questionne avec grande élégance la mémoire des champs de bataille lorrains, dans une réflexion sur les plantes obsidionales.
L’oeuvre de Sophie Zénon est traversée par la question de la mémoire et de la guerre. Après Verdun, ses ruines glorieuses (2013) ou Pour vivre ici (2017) autour du Hartmannswillerkopf, elle a décidé de s’intéresser aux « plantes obsidionales, ces espèces propagées par les armées, pour reprendre le titre de l’ouvrage fondateur du botaniste François Vernier » (Vent d’Est, 2014), résume-t-elle. L’artiste a ainsi parcouru la Lorraine depuis 2020 (grâce à une résidence de création au long cours portée par La Chambre), région qui a connu nombre de conflits au cours des XIXe et XXe siècles, générant de multiples mouvements de troupes. De nouvelles espèces non autochtones sont ainsi apparues – 21 ont été répertoriées –, que les graines aient été transportées (dans le fourrage des bêtes ou les vêtements des soldats) ou qu’elles aient été cultivées par les militaires pour se nourrir ou se soigner. Certaines sont de simples curiosités botaniques présentes dans des zones géographiques limitées – se réduisant parfois à quelques mètres carrés –, d’autres sont devenues invasives, à l’image de la Roquette d’Orient apportée par les Cosaques pendant les guerres napoléoniennes.
Il ne s’agit « pas uniquement de belles plantes, puisqu’elles témoignent de la mémoire d’un paysage et plus particulièrement des migrations qui s’y sont déroulées », souligne Sophie Zénon. Ainsi, si l’on trouve une grande densité de châtaigniers au Col de la Chapelotte, c’est parce que le 373e Régiment d’infanterie, majoritairement composé de poilus corses, y stationna en 1915. Quant à L’Herbe aux yeux bleus qui donne son titre à l’exposition, il s’agit de la Bermudienne des montagnes, introduite en Lorraine par les troopers américains après 1917. Dans une approche multifocale voisinent de délicats photogrammes – empreints de l’intense élégance d’un Alysson blanc, par exemple –, des clichés en macro (plastique irradiante de l’Épervière de Bauhin, véritable soleil végétal), des collages, où les plantes entrent en résonance avec L’Album de la Guerre édité par L’Illustration, ou de délicates pièces textiles épousant le contour des troncs d’arbres blessés par la mitraille. Donnant une forme à cette histoire tragique, l’artiste fait voisiner en toute finesse la beauté et l’horreur grâce à ces traces fragiles, qui sont autant de victoires de la vie sur la mort, montrant in fine que la nature toute-puissante se joue de la folie des hommes.
À La Chambre (Strasbourg) jusqu’au 28 mai
la-chambre.org – sophiezenon.com
> Visite guidée tous les dimanches (17h). Visite en alsacien par Bénédicte Matz, comédienne au théâtre de La Choucrouterie (13/05).