Se souvenir de l’avenir
Grande figure du théâtre français, Alain Françon ouvre la saison du Théâtre national de Strasbourg avec un cycle de quatre pièces de Georges Feydeau. Rencontre avec l’un des fils emblématiques de la décentralisation, en plein recrutement de la prochaine promotion de l’École du TNS.
Né à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Alain Françon a traversé la seconde moitié du XXe siècle comme on marche sur les ruines d’un monde chamboulé. À investir. Habiter. Réinventer. Roger Planchon, Antoine Vitez et les deux Jean, Vilar et Dasté, pour aînés, il récolta les fruits de leur lutte pour la décentralisation culturelle aboutissant au théâtre public d’aujourd’hui. Une histoire à laquelle Françon participa avec une indépendance rare, alliée à un art du contre-pied savamment entretenu. Celui qui n’a jamais postulé à la moindre direction de théâtre – hermétique à tout dossier de candidature et à son principe même – garde la grande fierté d’avoir réussi un parcours exemplaire en ayant toujours été « choisi sur [s]on travail, jugé d’après [s]es créations ».
Des Verts aux Dasté
Né à Saint-Étienne d’un père mineur de fond, le jeune Alain Françon vibre d’abord pour le ballon rond. Le théâtre attendra l’adolescence et les copains du lycée. Il faut dire qu’on ne parle guère culture dans une maison familiale dénuée de livres. Alors que les Verts triomphent, remportant cinq Championnats de France de 1964 à 1970, il s’en détourne, leurs préférant les Dasté [1. Nom donné aux élèves de Jean Dasté à la Comédie de Saint-Étienne] (Évelyne Didi, André Marcon, Christiane Cohendy) de la Comédie de Saint-Étienne. Confronté pour la première fois à la petite bourgeoisie lyonnaise, l’étudiant d’Histoire de l’Art s’en revient de la Capitale des Gaules, maîtrise en poche, mais surtout plus militant que jamais. Les braises des événements de mai rougissent encore lorsqu’il fonde, avec ses amis théâtreux, le Théâtre Éclaté, référence directe à Armand Gatti[2. Né en 1924, Armand Gatti fut tour à tour journaliste, poète, dramaturge et metteur en scène, porteur d’un théâtre très militant dans les années 1960]. La troupe s’installe dans la proprette ville d’Annecy en 1971, jouant « n’importe où, à la sortie des usines, sur les places, dans les manifestations. Une expérience totalement collective, très engagée et radicale. Loin des structures classiques d’une pièce », se remémore-t-il. Le collectif n’éclate qu’en 1989, survivant toutes ces années aux remous internes, aux départs de fondateurs, aux occupations et aux face-à-face avec les CRS devant l’ancienne fabrique de papiers peints qu’ils occupent à leurs débuts. Ils se font un nom, montent La Farce de Burgos d’après le procès à huis clos fait par les militaires de Franco aux militants basques. « Ce spectacle a eu une résonance incroyable dans la colonie espagnole – que nous ne connaissions pas – installée dans les environs d’Annecy. Si bien qu’on l’a jouée pas moins de six mois. »
Du collectif chaotique au CDN
Petit à petit l’expérience et le militantisme des années 1970 se travestissent : « Il y avait une sorte de simulacre, nous servions d’exutoire à des choses de plus en plus douteuses… Nous avions aussi besoin d’arrêter d’écrire, de jouer, de créer les décors et de mettre en scène de manière collective. Chacun devait trouver une place. On m’a désigné metteur en scène, peut-être parce que je parlais le plus ou que j’étais le plus mauvais comédien », glisse-t-il dans un sourire. Et de poursuivre : « J’ai été désigné, presque élu metteur en scène. Ça compte beaucoup pour moi ». Dès lors, il s’empare de textes de Brecht, Gatti, Strindberg ou encore Vinaver. Le début d’un long compagnonnage entre ce dernier et Françon qui le fera connaître dans le sillage de l’auteur des Travaux et des jours. Avec la renommée débutent les sollicitations du Ministère de la Culture proposant à Alain la direction du Centre dramatique national. Il refusera Reims, Angers et d’autres avant qu’on lui fasse comprendre que celui du Théâtre du 8e à Lyon serait le dernier. « Sans grande conviction », il accepte donc de succéder à Savary dans cette grande bâtisse à l’architecture stalinienne et ainsi d’arrêter de courir après les coproducteurs pour monter ses pièces. Il ne tiendra que trois ans face à « une mairie mafieuse et insupportable », ses engueulades avec la municipalité lyonnaise de l’époque Michel Noir demeurant célèbres. Cette période lui permit de nouer des liens avec l’une des grandes figures du théâtre français : Roger Planchon, qui l’autorisa, adoubement suprême, à monter une de ses pièces (La Remise, 1993). Aucun autre metteur en scène n’aura cet honneur.
Du CDN à La Colline
À la fin de son mandat, le franc-tireur, qui connaît bien Jack Lang, négocie avec le Ministère la possibilité de déplacer le CDN jusqu’en Savoie, dans les villes d’Annecy et de Chambéry. Lyon, déjà riche en théâtres et décidée de toute manière à implanter la Maison de la Danse dans la salle du Théâtre du 8e, n’aura pas son mot à dire. Françon revient donc à Annecy avec des subventions et une idée fixe : s’attaquer aux pièces d’un Britannique quasi inconnu dans l’Hexagone, Edward Bond. Loin d’en prendre ombrage, sa côte grimpe, la qualité de ses créations est reconnue et lui ouvre les portes de la Comédie Française (Le Canard sauvage d’Ibsen, Le Long voyage du jour à la nuit d’O’Neill).
En 1996, c’est la consécration. Le Ministère lui propose la direction du Théâtre national de La Colline, à Paris. « C’était un théâtre avec peu d’histoire. Et les histoires, c’est très compliqué à gérer avec les grandes figures qui reviennent… Il n’y avait pas vraiment de cahier des charges : on était censés n’y faire que du contemporain mais c’était plus une pratique qu’une obligation. Du coup j’ai accepté. » Le voilà propulsé à la tête d’une entreprise de 96 personnes et… pas un seul acteur ! Il y instaure une mise en écho des auteurs actuels (Gildas Milin, Olivier Cadiot, Sarah Kane) avec des classiques qu’il monte lui-même (Ibsen, Tchekhov, Feydeau…), ce qui ne l’empêche ni de défendre la ligne de son institution, ni d’imposer les derniers textes du sulfureux Edward Bond avec lequel il entretient désormais une véritable relation artistique.
En douze saisons à la tête de La Colline (Stéphane Braunschweig lui succède en 2009), il donne à entendre plus de 80 pièces écrites après 1990 – dont une cinquantaine datant de moins de 5 ans. Pas de quoi griser un metteur en scène qui, à force de composer des saisons en programmant « une pièce de Bond à côté d’un Vinaver, un Lagarce et un Koltès auxquels on adjoint deux inconnus », avait « l’impression de reconstituer le rayon Prisunic de la littérature contemporaine. Appliquer la chose contemporaine allait un moment. Au bout de cinq ou six saisons, nos critères devenaient étranges et le pourquoi de notre programmation nous échappait », confie-t-il.
La fonction du théâtre
Avec le temps et l’enchaînement des créations, des tournées et des saisons, Alain Françon avait laissé filer le sens de sa pratique théâtrale. C’est Edward Bond qui l’a aidé à retrouver la fonction du théâtre. « N’en déplaise à tout le monde, mais travailler avec Bond, c’est comme travailler avec Shakespeare en son temps. » Il monte la trilogie Pièces de Guerre mais aussi Café, Le Crime du XXIe siècle et Naître. « Malgré ce que dit la presse qui le qualifie de “pompier de l’apocalypse” et de “moraliste marxiste”, c’est le plus grand poète dramatique qu’on ait aujourd’hui », clame-t-il. « Les histoires qu’il raconte sont toutes des situations extrêmes qui choquent quantité de gens. On peut y écraser un bébé sur des boucliers de CRS. Lui ne veut pas montrer ces images mais les processus qui conduisent à ce type d’actes. Il ne fait que répondre à la question : qu’est-ce que c’est être humain ? » La soixantaine venue, il n’est pas dupe. Il sait bien que personne ne lui « donnera plus un centime pour monter les derniers textes de Bond ». Restent Beckett et avant lui Feydeau. La comparaison pourrait prêter à sourire. Pourtant, ce dernier est à ses yeux tout aussi « féroce avec la société bourgeoise française de l’époque 1900. Une société qui possède de nombreuses analogies, aussi bien économique que libidinales, avec celle du bling bling actuel ». Pris que nous sommes par les termes de vaudeville et de boulevard, Feydeau évoque malheureusement un jeu mécanique alors que « c’est un art de la satire si particulier ».
« À force de composer des saisons avec une pièce de Bond à côté d’un Vinaver, un Lagarce et un Koltès auxquels on adjoint deux inconnus, j’avais l’impression de reconstituer le rayon Prisunic de la littérature contemporaine. »
Dans L’Hôtel du libre-échange, le personnage principal (un entrepreneur) est le parfait étalon de la société bourgeoise de l’époque. Il est blanc, habitant des villes, hétérosexuel… Il va à l’hôtel pour coucher avec la femme de son meilleur ami. Y travaille un valet de chambre obsédé, trouant les murs pour observer ce qui se passe dans les chambres. « Quand il transperce la cloison, il perfore aussi l’entrepreneur qui est derrière. Ce dernier fait donc une expérience homosexuelle. Pour échapper au mari, il passe par la cheminée et, en sortant, une femme dit : « Tient un nègre ! » Il n’aura fait que des expériences minoritaires. Politiquement c’est passionnant. Voilà Feydeau ! Bien sûr, au IIIe acte, il remet tout en ordre car c’est l’écrivain d’une société bourgeoise. Une fois que le rideau se referme, on passe à autre chose et on ne parle plus de ce qui a été entrevu. On fait une nouvelle pièce pour recréer du désordre. Je pense que Feydeau est un grand surréaliste, c’est même un dadaïste avant l’heure ! Ce qui nous est donné à voir est exactement ce que Thomas Bernhard appelle l’art de l’exagération : pas pour caricaturer, mais pour montrer les grandes tares. »
Du Mariage au Divorce – 1 (Feu la mère de Madame & Léonie est en avance ou le Mal joli), les mardis et mercredis
Du Mariage au Divorce – 2 (On purge bébé & « Mais n’te promène donc pas toute nue ! »), les jeudis et vendredis
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