Sarajevo, mon amour
Troisième roman “français” de Velibor Čolić, Sarajevo omnibus est un portrait à tiroirs, aussi déroutant qu’envoutant, de cette capitale métissée et tourmentée. Une tragi-comique histoire des petits et grands hommes qui la firent et la défièrent.
Écrivain bosniaque réfugié quelques années à Strasbourg après avoir fui un Sarajevo en pleine guerre, Velibor Čolić s’est depuis installé en Bretagne. Après s’être épanché sur les tourments de l’explosion des Balkans dans les années 1990[1. Les Bosniaques – Hommes, villes, barbelés, éditions du Rocher / Serpent à plumes (5,90 €) – www.leserpentaplumes.com], il signait Jésus et Tito[2. Lire la chronique de Jésus et Tito, Poly n°135] (2010), galerie de portraits tracés au scalpel d’une langue incisive et de cet humour acerbe charrié par la brutalité de la vie d’une enfance passée sous la bonne étoile (rouge bien entendue) de la grande Yougoslavie. Nous retrouvons le côté fragmentaire d’une narration composite, faite d’allers-retours dans le temps et la vie de personnages dont les trajectoires content une histoire commune dans Sarajevo omnibus. L’auteur y détricote ce qui passe pour la tragédie inaugurale du XXe siècle : l’attentat contre l’Archiduc François-Ferdinand de Habsbourg précipitant le monde dans la Grande Guerre et entrainant la chute de trois empires (ottoman, austro-hongrois et russe) et deux capitales impériales (Istanbul et Vienne).
L’omnibus quasi cinématographique que nous propose Velibor Čolić dépasse le simple genre historico-analytique. Passant les faits au tamis de son imagination, il déroule les vies romancées des divers protagonistes de ce 28 juin 1914. Les êtres y sont ballotés par le destin comme le tristement célèbre Gavrilo Princip, l’un des deux auteurs de l’attaque commanditée par le colonel serbe Dragutin Dimitrijević alias “Apis” qui avait créé La Main Noire avec le soutien des Russes et du colonel Artamanov. De surprises en éclats de rires glaçants, nous errons au cœur du bouillonnement cosmopolite d’une ville où le futur prix Nobel de littérature Ivo Andrić chemine aux côtés des conspirationnistes menés par un illuminé russe imbibé de slivovice.
L’on croise aussi les trois représentants des religions du livre – un curé repenti, un imam fuyant sa dictatrice de femme et le pauvre rabbin, foudroyé par l’une des cinq balles destinées à l’Archiduc – un aïeul à trois vies de Velibor – Nikola Barbarić – ou encore l’intraitable capitaine de la Gestapo Ernst Rosenbaum, homo patenté et homme de lettre au portrait acidement joussif et décalé. Anonymes, hommes de goût, acteurs de second plan, oubliés de l’Histoire ou fieffés salauds sont tous réunis par la lecture du chef d’œuvre de la littérature yougoslave, Lauriers de la montagne, épopée lyrique écrite en 1846 par Njegoš, souvent comparée à L’Illiade. Ici comme alors, sans que l’on sache totalement dénouer la fiction de la réalité, des empires tombent à cause d’un petit peuple, et faute de mieux, les petits peuples tissent leurs propres légendes.