Sarah Nemtsov crée Ophelia
Le Saarländisches Staatstheater poursuit sa contemporaine odyssée opératique shakespearienne avec la création mondiale d’Ophelia de Sarah Nemtsov. Entretien avec la compositrice allemande.
Quelles ont été vos influences majeures ?
J’ai grandi avec la musique baroque : notre propriétaire – Ilse Reil, qui était flûtiste à bec – a été mon premier professeur. Elle avait un trio baroque. Par ailleurs, ma mère écoutait également beaucoup Bach, mais aussi d’autres répertoires. Adolescente, je me suis beaucoup intéressée au jazz, en plus de la musique dite “sérieuse”, ce qui m’a permis de composer plus librement. Les pièces de Bernd Alois Zimmermann ont été très importantes pour moi : pour le Bac, j’ai essayé d’analyser son grand opéra Die Soldaten ; ce n’était alors qu’une approche minimale. Pour le diplôme de composition, j’ai écrit un travail sur son ballet Présence. Bien sûr, mes professeurs de composition, Johannes Schöllhorn et Walter Zimmermann, m’ont aussi influencée, sans oublier Chaya Czernowin, que je vénère. Le travail de mon mari, Jascha Nemtsov, a également eu un grand impact sur moi : pianiste et musicologue, il explore les musiques oubliées, perdues ou effacées du XXe siècle, souvent écrites par des compositeurs juifs. C’est à lui que je dois de nombreuses impulsions et une autre compréhension du temps. Par principe, j’écoute beaucoup de musiques très différentes et essaie de rester ouverte à tout !
Comment décrire votre musique à quelqu’un qui ne l’aurait jamais entendue ?
On a le sentiment d’une grande intensité comme dans …beredtes Schweigen.
Je recherche certainement l’intensité, mais aussi la sensualité, une certaine haptique1 des sons. Il est également important qu’il y ait souvent plusieurs couches. Le peintre Anselm Kiefer a un jour dit de son travail qu’il pensait verticalement. Dans la musique (soi-disant) contemporaine, la verticalité est éphémère, mais j’essaie en quelque sorte de la mettre en éventail dans l’horizontalité. Il en résulte une densité d’événements, une simultanéité exigeante, mais j’espère que d’autres espaces s’ouvriront dans la musique.
Quelle est la place de l’électronique dans votre travail ?
Elle joue un rôle important depuis une dizaine d’années. La manière dont je l’utilise concrètement a toutefois évolué au fil du temps. Au début, j’étais particulièrement intéressée par les dispositifs d’effets analogiques, plus tard par l’électronique “classique” en direct. Je me suis parfois penchée sur la simple amplification en tant qu’altération. Dans plusieurs œuvres, j’utilise des transducteurs, dans d’autres, des claviers permettant d’enregistrer des samples et, depuis peu, je suis fascinée par les synthétiseurs. Je peux dire que dans toutes ces différentes directions, c’est l’hybride qui m’intéresse le plus. Et c’est tout à fait lié à notre monde, à notre vie. Une rencontre et un mélange de sons acoustiques et électroniques, machine et homme ou expérience virtuelle et réelle.
Vous évoquez souvent la notion de « chaos constructif » dans votre travail : de quoi s’agit-il ?
Du paradoxe de notre existence2. Nos échecs, nos projets, nos espoirs, la simultanéité de l’intérieur et de l’extérieur, de différentes personnes, l’imprévu comme terreur et comme chance. La modestie de suivre son propre chemin dans ce labyrinthe. C’est ainsi que j’essaie de travailler dans la musique, de représenter cela par le son, les moments qui sonnent comme un chaos demandant souvent une planification précise !
Dans vos compositions, la littérature a une place centrale en tant que source d’inspiration (Not knowing d’après Emily Dickinson, L’Absence d’après Edmond Jabès, Träne d’après Paul Celan, etc.) : pourquoi vous êtes-vous intéressée à Shakespeare pour cet opéra ?
Je cherche souvent l’inspiration dans d’autres arts. C’est justement par le biais d’un autre média que quelque chose se “déclenche” : j’essaie de transformer une matière artistique en sons et, dans le meilleur des cas, suis moi-même transformée. Pourquoi Shakespeare ? C’est Shakespeare qui a été choisi par le Saarländisches Staatstheater3 et, franchement, même s’il est important, je n’y aurais pas forcément pensé moi-même. De mon côté, j’aurais préféré un sujet plus contemporain. Mais cette tension était un défi fructueux : le dramaturge traite des questions élémentaires de notre vie commune et Ophelia se situe dans un temps intermédiaire ou intemporel. Voici à nouveau le vertical dans l’horizontal. Plonger ici profondément dans le fond de notre existence était mon souhait, ressentir le caractère aigu du présent ainsi que le lien avec tous les temps passés. C’est bien sûr une utopie : je ne sais pas si j’y suis parvenue, mais j’ai essayé.
Pour vous, qui est Ophélie ?
Ce personnage m’agaçait depuis longtemps. Elle est comme une métaphore de nombreux rôles féminins et pas seulement dans la littérature : manipulée, mise sous tutelle, humiliée, pas prise au sérieux… Et quand elle se met, à la fin, à composer des poèmes et à chanter, elle est déclarée folle. Je voulais qu’elle sorte de ce schéma.
Vous avez choisi de démultiplier le personnage : que pouvez-vous nous dire de ce processus en termes musicaux et symboliques ?
Au fur et à mesure, elle devient elle-même. Il ne s’agit pas ici – et c’est important pour moi de le dire – d’une vengeance ou de quelque chose qui s’y apparente, mais d’une prise de pouvoir sur soi-même. Ophélie est quadruplée, il y a dans l’opéra une Ophélie principale et les autres sont en quelque sorte ses versions possibles, ses ombres… À la fin, elle se sépare aussi de ces autres moi pour trouver sa propre voix, également sur le plan musical. Elle se libère.
Au Saarländisches Staatstheater (Sarrebruck) les 13, 19 et 27 mai, 4, 11, 24 et 28 juin
staatstheater.saarland – sarah-nemtsov.de
1 Discipline explorant et exploitant le sens du toucher et les phénomènes kinesthésiques, c’est-à-dire la perception du corps dans l’environnement.
2 Sarah Nemtsov utilise le terme Dasein issu de la philosophie de Martin Heidegger, qui conçoit l’existence humaine comme présence au monde.
3 Après Der Sturm de Frank Martin et Macbeth Underworld de Pascal Dusapin.