Rongé par les mythes
Temps fort de la saison du TJP, Les Giboulées mettent en lumière la pratique actuelle de la marionnette et de la manipulation d’objets. Présentation d’une manifestation aujourd’hui sous-titrée Biennale internationale Corps-Objet-Image et focus sur Manto, création d’Uta Gebert qui, comme d’autres spectacles de cette édition, revisite un mythe ancien.
« La triangulaire Corps-Objet-Image n’est pas une nouvelle religion, mais un terrain de travail pour des artistes qui utilisent la manipulation de la matière afin de prolonger leur discours. » Ainsi, cette première édition entièrement programmée par Renaud Herbin, directeur du TJP, rassemble des marionnettistes “classiques” comme des artistes pluridisciplinaires et inclassables. Exemples de projets de “manipulateurs” non conformistes : La Bobine de Ruhmkorff où Pierre Meunier, habituellement comédien et metteur en scène, livre une réflexion sur les lois de l’attraction… sexuelle, 22h13 de Pierrick Sorin qui plonge le spectateur dans l’atelier du plasticien adepte de l’auto-filmage et de l’autodérision ou Fama, de Christophe Haleb, entre installation vidéo et performance musicalo-dansée. Le festival réunit des propositions aux formes et aux formats très divers, souvent insolites, comme celle d’« un des maîtres de la marionnette en France », Ezequiel Garcia-Romeu dont l’énigmatique Méridienne – qui a « l’épaisseur d’un poème visuel » – accueille un seul spectateur à la fois.
La biennale est un concentré de rendez-vous mêlant propositions plastiques et minimalistes (les 24 Manipulations grotesques de Tim Spooner) ou dispositifs atypiques (L’Éléphant perdu du collectif Oortocht, conviant une dizaine de spectateurs… à prendre le thé !). Hasard ? Le festival rassemble une poignée de spectacles interrogeant des mythes ancestraux, « des récits fondateurs qui racontent l’humain », selon Renaud Herbin, s’apprêtant à (re)présenter son Actéon Miniature, inspiré par les Métamorphoses d’Ovide. Autres « fondamentaux » revus et corrigés : l’épopée d’Orphée reconsidérée par François Small dans Fichu serpent !, la relecture librement inspirée du Faust de Goethe par David Séchaud avec Monsieur Microcosmos ou encore Pandora Frequenz d’Antje Töpfer s’attachant à la déesse grecque.
Ultra moderne solitude
Après Anubis (présenté au TJP l’an passé), figure mythologique égyptienne, Uta Gebert (en résidence de création au TJP), se penche sur Manto, fille du devin Tiresias. Selon l’artiste berlinoise, « ces héros touchent des sujets universels et intemporels comme la mort, la perte ou la solitude ». Renaud Herbin, à propos de la tête pensante de la Numen Company : « Par un jeu de manipulation très précis, elle fait ressentir le moindre souffle, le moindre micro mouvement. On touche du doigt ses créatures plus vivantes que nous-mêmes, ses personnages très forts, pourvus d’une grande intériorité », plongeant le spectateur dans un trouble face à des êtres qui semblent en savoir beaucoup sur lui. Sa pièce le convie à perdre ses repères et à pénétrer dans un monde fait d’ombres et de lumières, sans paroles ni narration. Sur le plateau, une poupée réaliste à taille humaine et un contre-ténor, Harald Maiers (incarnant la voix intérieure de Manto), invitent à un voyage dans les arcanes de la pensée de l’héroïne qui tente de résoudre ses conflits intimes. « Comme je n’utilise pas de dialogues, je traduis les tensions en images, musique, chant et mouvements. Avec mes deux musiciens Mark Badur et Ulrich Kodjo Wendt, j’essaie de travailler une dramaturgie musicale. » Pour le directeur du TJP, la prophétesse « voit ce qu’il y a derrière les façades du superficiel, à travers les apparences. » L’extra-lucide souffre de ses talents qui la rendent différente et l’isolent. « Son don de voyance est également une malédiction, un sortilège », insiste Uta qui cherche à raconter, « avec un personnage de la mythologie, une histoire humaine et individuelle ». Dans sa mise en scène, la marionnette entre en interaction avec un environnement sonore et le chant agissant comme une force invisible, parfois menaçante. Manto touche au domaine du sensible, au-delà des mots.
Biennale internationale Corps-Objet-Image – Les Giboulées : à Strasbourg, au TJP et dans divers lieux (Le Hall des Chars, Le Maillon…), à Oberhausbergen (Le PréO) et à Lingolsheim (La Maison des Arts), du 22 au 30 mars 03 88 35 70 10 – www.tjp-strasbourg.com