Sœurcières, la Carte noire de Rébecca Chaillon

Rébecca Chaillon, Carte noire nommée désir © Maxime Russo-Bailly

À La Manufacture de Nancy, la performeuse, metteuse en scène et autrice Rébecca Chaillon crée Carte noire nommée désir. Rencontre avec une artiste mettant en jeu son corps dans une déconstruction totale des reliquats de la domination coloniale.

Dans Décolonisons les Arts (L’Arche, 2018), vous dénonciez les injonctions à se conformer aux points de vue masculins et blancs. Par quoi cela passe t-il, au quotidien, pour une artiste noire ?
J’ai mis du temps à conscientiser tout cela. Maintenant que je l’ai énoncé, ça va beaucoup mieux, car je travaille dessus. Les références, les modèles, les auteurs, les critiques, les spectacles sont, de manière tout à fait écrasante, blancs et masculins. Lors de mon premier seule en scène, je me suis exposée de manière performative. Femme, noire, grosse, aux cheveux courts, les spectateurs voyaient quelque chose de politique à ce que je faisais et, sincèrement, pas moi. Le geste politique était pour moi de performer totalement, de mettre en jeu le corps, l’appétit, l’amour : montrer les transformations de l’anatomie, les injonctions à la consommation de certains aliments “sains”, à la bonne tenue et à la propreté. Je ne formulais pas encore les questions qui sous-tendent ces actes. Mais l’intime et le politique sont liés et les retours que je prenais en pleine face m’imposaient de m’en emparer. D’autant qu’on ne pourra pas sortir de ces sujets tant que les imaginaires ne seront pas décolonisés. Les corps noirs croulent toujours sous les clichés. Ils sont exotiques, sauvages, rythmés… Je me suis déniaisée grâce au documentaire d’Amandine Gay, Ouvrir la voix (Arte Éditions, 2017). Il m’a ouvert à une réflexion sur le système structurel qui nous entoure.

Carte Noire nommée désir se veut un espace performatif : tout n’est pas figé ? Vous travaillez des actes, des surgissements en restant poreuse à l’instant présent, en créant des rituels ? 
C’est pas mal comme définition (rires). Tout le texte est écrit, le décor aussi. Il y aura peut-être des protocoles de prise de parole. Mais la performance se niche dans l’investissement des corps et la prise de risque. Dans un précédent spectacle, j’ingurgitais 3 pizzas, fumais 10 clopes et descendais 10 bières en 40 minutes. Je faisais un travail sur la violence du corps et l’ivresse. Dans Carte Noire, je mets en jeu un rapport de peaux et de frottements. Je livre aussi une expérimentation du tressage des cheveux. Avec les autres performeuses, nous créons des images fantastiques transformant le réel, par le biais du conte, en sous-texte. Je m’empare de nos cheveux, pleins de rajouts. Ils pèsent au point que la tête qui les porte sera très lourde. Tresser, c’est dilater le temps, l’exposer. On verra une femme se transformer en s’accrochant à la scène par le capillaire. Elle devient “potomitante”, expression créole désignant les femmes tenant la maison. Cette femme devient un flamboyant – comme l’arbre éponyme – aux racines faites de tresses l’ancrant dans le plateau du théâtre.

Vous parlez de la performance comme d’un sacrifice…
Je la vois comme l’abandon d’une petite part de soi, que je ne retrouverais peut-être pas. Une part de ma santé, de mon souffle, de poils… Un sacrifice semblable à ceux que l’on ferait pour obtenir du beau temps ou faire venir la pluie. Dans le mot sacrifice, il y a sacre. Ce serait donc aussi une offrande à moi-même.

Vos performances ont en commun la nudité des interprètes et un rapport très organique à la nourriture. Comment cela évolue-t-il depuis vos débuts ?
Je me demande si on a encore besoin de faire certaines choses, si ça n’atteint pas des limites. Mais, on en voit si peu au théâtre que je continue ! Dorothée Munyaneza m’avait proposé d’être dans son spectacle Mailles1, ce qui n’a pu se faire. Nous abordons des choses proches, ce qui m’enlève la pression de devoir embrasser tout le sort et les histoires des femmes noires ! Le pire, c’est que le public attend de moi que je sois trash et provoc’. Il est presque en demande, alors que j’entends déconstruire les fondements de sa domination en cassant les codes bourgeois. C’est toujours un challenge et un paradoxe de faire cela dans des lieux comme les théâtres, qui en sont les archétypes.

Y a-t-il des figures de la culture queer ou de l’afro-féminisme qui ont particulièrement marqué cette création ?
Amandine Gay me secoue à chaque fois qu’elle voit le moindre bout d’une répétition. Audre Lorde, poétesse noire des caraïbes, lesbienne et maman, nous intime de transformer le silence en actes. Son livre Sister Outsider est très important, comme celui de bell hooks, Ne suis-je pas une femme ? Je pense aussi à Léonora Miano, sa voix toute douce portant une parole politique incroyable dans Ce qu’il faut dire 2. J’essaie de sortir de l’anecdote pour écrire une mythologie de femmes noires, un conte actuel évoquant comment les blancs sont arrivés aux Antilles. Ma poésie sera dense, pas forcément explicative, ni simple. J’ai mis longtemps à apprendre à me déprendre du besoin d’être acceptée !

Une prise de conscience de l’impasse qui consiste à vivre en se camouflant dans les impensés de la culture dominante ?
Oui, il faut même parler d’aliénation. J’ai ma place de femme française de couleur mais j’ai besoin de soutien, d’aide et de communauté pour me construire.

Ce titre délicieusement provocateur, Carte noire nommée désir, bat en brèche le slogan publicitaire autant qu’il rend compte des comparaisons sauvages et exotiques associées aux peaux colorées. Ça donne le ton ? 
Ce titre est venu d’une blague, alors qu’on me proposait une carte blanche, je réclamais plutôt une carte noire. Je développe une relecture des imaginaires issus du colonialisme et des produits de l’esclavage. Mais je ne souhaite pas en rester là, travaillant sur la culture pop tout en me situant à l’endroit de la poésie et de l’humour.

Vous vous entourez de 7 autres performeuses…
C’est ma vengeance des Huit femmes de François Ozon !

… elles apportent chacune leurs matières à votre édifice ?
Il faut qu’elles trouvent leur place dans le spectacle sans qu’on tombe dans le cabaret. À nous d’inventer des rituels de douleur et de fakirisme, d’orchestrer nos rencontres. J’aime les choses compliquées, je ne sais travailler que dans l’urgence et l’inconfort. Tout ça est lié à la manière dont je me perçois. Cette mise en difficulté perpétuelle – venant de mon incapacité à m’aimer correctement – est une manière de me protéger. Être désirable pour soi est une lente construction, faite de petits endroits qui se réparent…


À La Manufacture (Nancy), du 9 au 13 novembre (dès 15 ans), au Théâtre Dijon Bourgogne, du 1er au 5 décembre, au Maillon (Strasbourg), du 9 au 11 décembre dans le cadre du focus sur l’afro-féminisme sur scène (08-11/12)
dansleventre.com

1 La pièce est jouée à Pôle Sud (Strasbourg), du 8 au 10 décembre dans le cadre du focus du Maillon sur l’afro-féminisme sur scène
2 Stanislas Nordey adapte sur la scène du Théâtre national de Strasbourg le livre de Léonora Miano, du 6 au 20 novembre

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