Les élections municipales de 2014 en ligne de mire, voici, avec Strasbourg, le premier volet d’une réflexion sur les politiques culturelles des villes du Grand Est. Trois équipements d’importance – Pôle créatif Seegmuller, Théâtre de Hautepierre et Hall des Chars – dans différents domaines (art contemporain, nouveau cirque, théâtre et danse) ont retenu notre attention. État des lieux.
À défaut d’officialiser sa volonté de conserver son bureau au neuvième étage du Centre administratif, le Maire de Strasbourg est bel et bien entré en campagne. Une des épines dans le mandat qui s’achèvera l’an prochain risque fort d’être la question culturelle, secouée par les dossiers du cinéma l’Odyssée et du choix du marché bio aux dépends de l’art contemporain à l’Ancienne douane. Il y a des réussites incontestables : l’Espace culturel Django Reinhardt au Neuhof, le travail mené par les Taps, notamment avec les compagnies régionales, et le développement du réseau des Médiathèques autour du vaisseau amiral de Malraux, aussi actif qu’attractif. Les « chiffres clés »[1. Sortis par la Ville lors des Assises de la Culture, en 2009, sans être réactualisés depuis – Consultables ici www.strasbourg.eu/culture] ont beau être ressortis à l’envi – 25% du budget municipal consacré à la culture, plus de 9 000 événements dont 3 000 gratuits, 10 musées pour plus de 500 000 visiteurs annuels, etc. – assénant l’immuable et incontestable force d’un paysage culturel que nous envient bien des villes, nombreuses sont les voix discordantes, les démissions de protestation et les sujets qui fâchent, portant ombrage au bilan municipal.
En préfiguration des joutes verbales et des coups, plus ou moins bas, qui ne manqueront pas de fleurir durant la campagne, la presse s’est vue remettre en octobre 2012 un livret jaune[2. La politique culturelle de la ville – soutenir, impulser, fédérer, consultable dans la section “documents utiles” ici et téléchargeable au http://media.strasbourg.eu/alfresco/d/a/workspace/SpacesStore/22c5e2c0-a375-4417-8f1c-cb439a650a1e/plaquette-politique-culturelle.pdf] recensant « 35 actions emblématiques de la politique culturelle ». Autant de propositions en forme de programme pour « soutenir, impulser, fédérer » le secteur de 2014 à 2020. Les positions de l’équipe en responsabilité se tendent et le syndrome du “tout participatif” ressurgit de plus belle : en écho au désenchantement post-Assises de la culture de 2009[3. lire notre dossier consacré aux Assises de la culture paru dans Poly n°126] répondent de nouvelles consultations sous forme d’Ateliers du spectacle vivant. Tout le monde aura été entendu. Reste à voir qui aura été écouté.
Le grand événement
Daniel Payot, Adjoint en charge de l’action culturelle[4. Retrouvez l’intégralité de l’entretien réalisé avec lui le 5 février 2013, en cliquant ici], se félicite que « le budget culture n’ait pas bougé depuis le début de mandat, comme l’avait annoncé Roland Ries durant la campagne. Nous sommes une des rares collectivités publiques à le maintenir. » Et de répondre aux accusations de saupoudrage : « Nous avons stabilisé les subventions des institutions en régie. Certaines ont même un peu baissé pour pouvoir donner un peu plus aux initiatives émergentes. Le bilan n’est pas spectaculaire mais je le revendique ! » Droit dans ses bottes, tout juste concède-t-il « un raté », celui d’avoir déplacé le Village culturel à L’Aubette où la fréquentation a considérablement chuté. La parade des Europhonies et leur 270 000 € de budget (Village culturel inclus) ? « Très réussie. Ce sont surtout les six mois de travail avec des compagnies professionnelles pour des amateurs de nombreux quartiers qui m’intéressent. » De là à en faire le grand rendez-vous participatif censé lancer la saison culturelle, il y a un gouffre que l’absence d’événement d’ampleur auquel adosser Les Europhonies ne permettra guère de combler à l’avenir. Une parade d’essence similaire, mais dansée, existe depuis 1996 à Lyon, en lien avec la Biennale de la Danse, lui conférant sa légitimité et assurant son rayonnement. Le souhait de Roland Ries de réunir les grands festivals de musique de rentrée (Musica, L’Ososphère, Jazzdor, le Festival de Musique de Strasbourg) au sein d’une seule entité, “Les Équinoxes musicales de Strasbourg”[5. Déclaration faite dans le n°138 de notre magazine en janvier 2011, à relire dans Le Pouvoir en partage], n’a pas survécu aux grincements de dents des différents directeurs concernés. La décision du Festival L’Ososphère d’essaimer toute l’année au cours de plusieurs rendez-vous délocalisés – jusqu’à s’implanter sur le site de la Coop en décembre dernier, lieu qui « devrait être pérennisé avec notamment deux salles dédiées aux musiques actuelles, ce qui pourrait être le grand chantier du prochain mandat », dévoile l’élu – a définitivement scellé son sort. La promesse faite d’un grand événement fédérateur attendra donc. Déjà celle d’un nouvel Opéra sur le Rhin n’avait pas résisté à la conjoncture économique. Mais la parole est sauve, 40 millions d’euros étant mis sur la table pour le rénover (agrandissement de la fosse d’orchestre tout en conservant une jauge minimale de 900 places) et le remettre aux normes. Après cinq années de gouvernance, il était moins une.
De la difficulté de choisir
Le devenir du Pôle créatif Seegmuller, du Théâtre de Hautepierre ou encore du Hall des Chars a retenu notre attention. Ils fonctionnent pour tout ou partie en régie directe, une alternative à la délégation de service public (DSP) octroyant l’utilisation d’un lieu à une association suite à une convention. Daniel Payot a beau clamer haut et fort que « le politique n’a pas à se mêler de la programmation des institutions culturelles », c’est pourtant bien ce qu’il fait en conservant la régie du Théâtre de Hautepierre depuis sa réouverture, en avril 2009. Un lieu fourre-tout, utilisé tour à tour par Les Migrateurs pour des résidences d’artistes de cirque contemporain, Les Percussions de Strasbourg, Le Maillon pour certains spectacles dont la forme se prête mieux à cette salle qu’aux grands espaces du Wacken, ou encore les services de la Ville qui y placent des résidences d’artistes. Nul recours à un programmateur porteur d’un quelconque projet à long terme pour un équipement construit au cœur d’un quartier. L’ambition était d’y créer un rayonnement culturel et d’amener ses habitants à de nouvelles pratiques et découvertes artistiques. « L’échec est grandiose de ce point de vue », concède l’Adjoint en charge de l’action culturelle. La vacuité du projet municipal ralentit et menace la création d’un Pôle national des Arts du Cirque soutenu par le Ministère et porté conjointement par Les Migrateurs et le Festival Pisteurs d’Étoiles à Obernai. La tournure des négociations avec Strasbourg – et pour l’instant leur échec – a entraîné, fin janvier, la démission de Claude Véron[6. Il était aussi président de Circus Next (anciennement Jeunes talents cirque europe), dispositif d’accompagnement des jeunes créateurs qui vise à soutenir l’émergence de nouvelles formes, les échanges entre artistes et leur mobilité à l’échelle européenne – www.circusnext.eu], le président des Migrateurs, en guise de protestation. En cause, l’inadéquation entre le projet et le budget consenti, mais aussi le refus d’établir de manière pérenne et entière Les Migrateurs à Hautepierre.
Une installation menacée aujourd’hui par le projet de rénovation urbaine du quartier remettant en cause la destination purement culturelle du bâtiment, le vide laissé par le déménagement de la bibliothèque attenante au théâtre étant en suspens et attirant les convoitises. Est évoqué un restaurant d’insertion. « Même l’espace libéré par le concierge nous est passé sous le nez », maugrée Jean-Charles Herrmann, directeur des Migrateurs, « au profit… des Restos du cœur ! » De quoi décourager une association promouvant depuis trois ans les arts du cirque à grands renforts de Voix off, résidences de création coréalisées avec Le Maillon, et d’ateliers avec le public et les écoles du quartier. Si le projet achoppe, Yan Gilg pourrait se porter candidat avec la Compagnie Mémoires Vives. Le récent lauréat du Prix Michelle Bur[7. Il vise à faire découvrir ou mieux connaître des initiatives défendant les valeurs de liberté d’expression, droits de l’homme, solidarité, dialogue entre cultures et religions, expression de l’Europe des citoyens] faisait part, aux vœux du Club de la Presse, de sa volonté de voir naître un Pôle dédié aux arts urbains. « Il m’avait remis un projet dans ce sens il y a deux ans », rapporte Daniel Payot. « Certains, dans l’entourage du Maire, pensaient que placer ce pan de la culture dans un quartier n’était pas une bonne idée. Mais rien n’est figé… » Deux projets portés par deux associations. Reste pour la Ville à trouver le sien.
Numérique vs Européen
Du côté du futur Môle Seegmuller situé aux Docks sur la presqu’île Malraux, doit ouvrir un Pôle des arts numériques en 2014, dans les 2 000 m2 achetés par la Ville. Un projet culturel de résidences d’artistes avait émergé après les Assises de la culture. Dimitri Konstantinidis, ancien directeur du Frac Alsace (1991-97) et directeur d’Apollonia (association d’échanges artistiques européens) plancha dans ce sens pour Icade, promoteur finalement retenu par la municipalité, sur le versant culturel du futur bâtiment. De son projet interdisciplinaire proposant pour moitié un espace d’exposition tourné vers l’Europe et pour le reste un lieu de médiation culturelle et d’accueil de résidences d’artistes, la Ville ne veut finalement pas, tournant le dos au réseau européen développé de longue date par l’association. Une claque pour le directeur d’Apollonia qui a constaté « l’impossibilité de toute adaptation ou ajustement de notre projet car la Ville ne voulait pas réellement de projet culturel, mais plutôt d’un espace de co-working, d’économie créative et numérique. Le projet culturel, on l’attend toujours… »
Daniel Payot n’est guère rassurant sur le sujet : « Notre idée est de privilégier la création numérique, tous domaines confondus. » Et d’énumérer les entreprises du secteur et celles de l’image susceptibles d’entrer dans cette case. Une orientation qui laisse perplexe le directeur d’Apollonia : « Réduire l’art contemporain à un support est dépassé, à moins de faire de ce lieu une annexe de ce que fait déjà très bien Thierry Danet avec L’Ososphère à la Coop ». Pour lui, la déception a été grande et « l’occasion d’aller chercher des fonds européens pour monter de grands projets artistiques rayonnant dans plusieurs pays du continent, manquée. Dommage pour une ville censée être “europtimiste” ». La page est tournée, reste le constat de précarité dont souffre l’art contemporain à Strasbourg : « Le CEAAC va bientôt être confronté à des problèmes couteux de rénovation et de mise aux normes de sécurité, Stimultania bénéficie d’un loyer arrangé avec CUS Habitat qui ne durera pas éternellement, voilà la situation. Tout n’est pas question de subvention : les structures existantes ne fonctionnent pas assez en réseau et mutualisent trop rarement les coûts. La Ville n’a pas entendu les besoins des acteurs et n’est, semble-t-il, pas consciente de l’importance du rôle des artistes dans la cité. » Après la fermeture de son espace strasbourgeois en juin 2012, Apollonia rebondit en installant ses bureaux à Schiltigheim et devrait créer l’événement avec une grande exposition au Hall des Chars en fin d’année, E.Cité – Europe, doublée de colloques et workshop avec la Haute École des Arts du Rhin.
Un Hall des Chars en friche
Le Hall des Chars serait-il condamné au tumulte ? Quatre mois de négociations houleuses avec la Ville ayant amené cinq membres du Conseil d’administration sur douze à démissionner mi-janvier, épuisés par les discussions autour du renouvellement de la convention de mise à disposition d’espaces permettant à l’association La Friche Laiterie d’occuper les lieux, semblent l’indiquer. Pour Pierre Poudoulec, président démissionnaire, « le dépeçage d’un lieu qui vivotait déjà sous l’ère Keller-Grossmann continue. La Friche Laiterie, ce sont 110 adhérents réunissant compagnies de théâtre, de danse, de musiques actuelles, d’art… pour une subvention de 120 000 €. Comparés aux 270 000 € des Europhonies, on comprend tout de suite le degré d’engagement de la Ville. » De son côté, Daniel Payot signait début février, la Convention avec le restant de l’équipe de La Friche Laiterie, collant sur le dos de Pierre Poudoulec l’échec des négociations : « Il n’a eu de cesse de faire monter les enchères, dans une stratégie de rupture. La preuve puisqu’il est parti ! » Avec une subvention en baisse de 30 000 €[8. Écho à la baisse de 100 000 € du Maillon, détails à retrouver dans l’interview de Daniel Payot ici] pour des frais de chauffage en moins sans tenir compte du coup de la mise en place d’un projet artistique audacieux redéfinissant une ligne et une communication claire, mais aussi un forcing de la Ville pour passer d’un taux d’occupation annuel des salles de 9% (30 jours par an en 2010-11) à 45%, « il n’était pas question d’être le concierge de la Ville, qui est en improvisation avec des envies de programmer directement des choses n’entrant pas dans la ligne artistique de l’association », assume l’ancien président. Difficile de penser qu’il ne paie pas là ses revendications en tant que président de la Fédération Hiéro Strasbourg, regroupant 20 associations de musiques actuelles et secouant vigoureusement le monopole de La Laiterie sur ce domaine. Il conclut d’ailleurs : « Si le Hall des Chars doit être ouvert à d’autres que La friche laiterie, pourquoi me dit-on que Hiéro fait de l’ingérence dans le projet d’Artefact quand je réclame en vain quelques dates par an dans cette Smac (Scène de musiques actuelles) dont le cahier des charges impose de travailler avec les associations locales pour organiser des concerts dans leur petite salle ? »
« Gouverner c’est prévoir » disait Émile de Girardin. Et prévoir c’est choisir. Face aux grandes institutions portant haut l’image de Strasbourg, les parents pauvres du paysage culturel de la ville pourraient contribuer à son rayonnement futur. Tout est question de choix…
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Concerts de Staer (jazz punk), Schnaak (punk pop) et Black Packers (noise expérimental), dimanche 10 mars au Hall des Chars
03 88 22 46 71 – www.halldeschars.eu
03 88 79 98 15 – www.lesmigrateurs.org
www.ville-schiltigheim.fr