Quand la musique est bayle
À la tête de la Cité de la musique / Philharmonie de Paris, Laurent Bayle est une figure centrale de la vie musicale française peu connue du grand public. Entretien avec le fondateur du festival Musica (qu’il préside désormais) et ancien directeur de l’Ircam, entre 1991 et 2001.
Vous avez créé le festival Musica en 1983 : était-ce une époque bénie pour la musique contemporaine ?
En 1981, la gauche arrivait au pouvoir. Au cours de ces premières “années Lang”, l’effervescence régnait. Lorsque nous avons lancé Musica, le seul mot d’ordre était d’imaginer les contours d’un festival différent de ce qui existait à Royan, La Rochelle, Donaueschingen ou Darmstadt. Des manifestations, pour résumer, s’adressant essentiellement aux professionnels. À Strasbourg, il s’agissait de mettre la création contemporaine au contact du public le plus large possible.
Comment avez-vous procédé ?
Nous avons pris modèle sur les festivals de théâtre en imaginant une temporalité longue : il fallait absolument sortir de l’idée du forum pour entrer dans un récit, une narration se déployant dans plusieurs salles afin d’irriguer un espace géographique large. D’emblée, il est aussi apparu essentiel de prendre le contrepied des événements existants en installant une plus grande profondeur sur le plan des enjeux musicaux : depuis l’origine, Musica essaie de générer un dialogue entre des œuvres nouvelles et les partitions des générations précédentes. Prétendre que la musique contemporaine est née ex nihilo est un poncif répandu… qui a fait beaucoup de mal à ce répertoire.
« Boulez était révolutionnaire mais partisan de l’évolution, non pas de la révolution en soi » comme l’affirme l’immense chef qu’est Daniel Barenboim. Comment faire aimer ce répertoire, et plus largement la musique classique, au plus grand nombre ?
Une partie importante de la réponse à votre question est du ressort de la politique d’éducation artistique qui est vitale : avant l’adolescence, vous n’avez pas de représentations figées, ni de hiérarchies établies. À la Philharmonie de Paris, j’ai créé des orchestres d’enfants : pour eux, travailler un extrait de Beethoven ou une transcription pour orchestre de Let it be revient au même.
Vous avez dirigé Musica jusqu’en 1986. Après la disparition de Rémy Pflimlin, en décembre 2016, vous avez été nommé président de l’association gérant le festival. Comment l’avez-vous vu changer en trente ans ?
L’environnement dans lequel il évolue n’a plus rien à voir avec celui que j’ai connu : dans les années 1980, nous étions clairement dans une dimension d’expansion. Ce n’était pas no limit, mais nous pouvions tenter des expériences, défricher sans compter. Aujourd’hui, le contexte est plus “défensif”. Il s’agit d’essayer de protéger ce qui donne l’apparence d’être attaqué de toutes parts. Musica a très bien résisté aux turbulences, conservant une identité internationale forte – où bien d’autres se sont étiolées – et devenant, au fil des ans, une référence, sans jamais se scléroser. Le plus grand danger des institutions est de s’enkyster dans la reproduction des habitudes : Musica a réussi a surmonter cet écueil en ne reproduisant jamais les schémas développés au fil des années. Il faudra poursuivre cette réinvention permanente…
Vous avez aussi été à la tête de l’Ircam (Institut de Recherche et Coordination Acoustique / Musique) dix années durant. Une de vos premières initiatives a été de pousser les murs pour faire sortir cette institution du “bunker” où elle se trouvait…
Pour moi, le rapport entre la réalité architecturale et la symbolique véhiculée est évident. L’Ircam était installé sous terre : Pierre Boulez l’avait désiré comme un laboratoire. Pour poser un acte fort dans le domaine de la recherche, de la création et de la réflexion, s’extraire de la société n’est pas incohérent… mais cela avait été mal compris, car ce qui se conçoit pour un laboratoire scientifique n’est pas accepté de la même manière pour la recherche musicale. C’est pour cela que j’ai souhaité ouvrir l’Ircam le plus possible sur la cité.
Ce sont aussi des considérations symboliques qui vous ont poussé à militer pour que La Philharmonie soit installée dans le nord-est parisien ?
Avant que ce nouvel équipement ne voie le jour, la vie musicale se focalisait sur la Salle Pleyel, située en plein cœur du huitième arrondissement, où se rendaient les plus grands orchestres. Le lien entre le répertoire classique et les quartiers “chics” se manifestait dans cette localisation. Il était essentiel de modifier cette sociologie, car cela ne marchait pas, contrairement aux arguments de certains qui mettaient en avant le taux de remplissage de Pleyel. Ces concerts créaient un sentiment de prestige, mais un prestige désincarné donnant une idée passéiste de la musique classique… Prendre le risque d’un déplacement géographique permettait de donner du sens et de la profondeur à notre projet artistique. C’était une autre manière de “pousser le murs”, pour reprendre votre formulation.