Prélude à solitude

En 1967, Glenn Gould, célèbre interprète de Bach ayant mis un terme à ses concerts depuis 1964, enregistrait la pièce radiophonique The Idea of North. Pour sa première mise en scène, Benoît Giros adapte L’Idée du Nord au TNS.

Passer de la pièce radiophonique au théâtre, c’est créer des images. Que nous donnez-vous à voir ?
Un studio de radio est un endroit où la vie s’exprime par la parole. C’est ce que nous avons reproduit sur le plateau. Pas une imitation de la dramatique radio, mais plutôt un moyen pour que les paroles de Gould s’échappent d’un studio d’enregistrement pour aller vers le public.

L’Idée du Nord parle de solitude, d’un face à face avec soi-même tout en étant une réflexion sur la nature de la création…
À sa mort, Gould avait deux livres sur sa table de chevet : Oreiller d’herbes de l’auteur japonais Natsume Sôseki et La Bible. Un texte de Sôseki est lu dans la pièce. Il parle de solitude et de création, un thème qui se retrouve dans une autre émission de La Trilogie de la solitude de Gould : être dans le monde sans être du monde. Un artiste doit être “dans” le monde, pour pouvoir en parler, mais ne pas être “du” monde. Dans ses pièces, on retrouve cette phrase : « Je me suis senti plus seul en ville que je ne l’ai jamais été dans le Nord ». C’est là qu’on devient artiste et philosophe, dans cet espace de solitude qui n’est pas forcément celui du silence. Gould a fini sa vie dans une chambre d’hôtel où s’entassaient ses machines, un mini studio pour s’enregistrer tout seul. Il habitait Toronto, mais y avait recréé son Nord. En plus, entre les médicaments et toutes les drogues qu’il prenait, il se trouvait dans une sorte de camisole chimique.

Ce Nord est aussi métaphorique : on assiste à la confrontation des fantasmes de cette zone géographique avec les expériences concrètes de cinq personnages qui font un récit quasi ethnographique. En filigrane, c’est un Nord à l’intérieur de soi qui se dessine…
Exactement. Je pense que, très consciemment, lorsque Gould fait parler les gens qui y ont vécu, il remplace en lui-même le mot Nord par celui de création. La dimension métaphorique de L’Idée du Nord est inhérente : Gould n’y a passé que deux jours, pas sa vie ! Il y évoque la création, le royaume musical d’un monde où tout serait musique et vers lequel il aimerait aller, mais qui demeure inatteignable. C’est en fait un endroit d’imagination. Le décor du spectacle que nous évoquions est tout autant un studio, la banquise que l’intérieur du cerveau de Glenn Gould. On assiste à son voyage vers la création et aux petites voix qui traversent son esprit.

L'Idée du Nord © Frédéric Nauczyciel

Il voulait passer un hiver, dans le noir, en Alaska. Pourquoi ne l’a-t-il jamais fait ?
Il allait souvent en voiture à Wawa, petite ville à environ 1 000 km au nord de Toronto. Il passait 15 jours reclus dans sa chambre de motel en dehors de la ville, à écrire et travailler des partitions. Il avait ce projet de partir au-delà du cercle polaire pour y passer les six mois d’obscurité. Mais c’était un urbain ayant besoin de technologie autour de lui. Une de ses nombreuses contradictions comme l’arrêt de tout concert pour composer sans jamais réellement réussir à écrire. Il a fait ses émissions de radio, tiraillé entre son art d’interprète développé à merveille mais demeurant muet devant une partition blanche.

N’y a-t-il pas une dimension qui lui échappe et qui transparaît dans la pièce ? Dans le Nord on n’échappe pas à la société car on y est encore plus dépendant des autres. Lui qui vivait reclus…
Voilà un autre de ses paradoxes. Les témoignages sur lui sont très contradictoires. Il défend la solitude et en même temps beaucoup de gens parlent de lui comme d’un être éminemment sympathique, très social. Dormant la journée, pas la nuit, il voyait tout de même du monde, s’amusant à jouer de ses identités en fonction de ce qu’on attendait de lui. Un documentaire[1. Glenn Gould, le génie et la passion, réalisé par Michèle Hozer et Peter Raymont, 2009, ZDF] le montre avec une femme qui aurait été sa maîtresse et avec laquelle il aurait vécu. À côté de ça, des témoignages le dépeignent totalement shooté aux médicaments… Chaque personnage du spectacle est une facette de lui, différente, drôle, solitaire, désespérée, coquine – Gould se déguisait en chef d’orchestre allemand fou à moustache. Ses contradictions sont inconscientes et son désir de Nord n’est pas tout à fait assumé.

On entend d’ailleurs pas une seule note jouée par Gould dans la pièce…
Si, juste à l’entrée du public. Mais quand tout le monde est là, on arrête et on passe à autre chose. Par contre, il y a une œuvre que Gould a composée, So you want to write a fugue ?, fugue à quatre voix, chantée en français. Mais nous reprenons son invention de polyphonie de voix, de personnages s’exprimant en même temps qui est aussi poétique que déroutante et intrigante.

« Une seule chose est nécessaire : la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même et ne rencontrer pendant des heures personne, c’est à cela qu’il faut parvenir […] Vos événements intérieurs méritent tout votre amour. »
Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète du 23 décembre 1903

Glenn Gould est symbolisé par sa fameuse chaise pliable qui l’accompagnait partout et dont il avait scié les pieds…
Il est là par tout un tas de petites allusions : ses gants, ses lunettes de soleil, un aspirateur… Il jouait les passages difficiles des partitions en mettant la télé et l’aspirateur afin d’écouter autre chose que lui-même. La chaise est tellement centrale… Chacun des personnages vient s’asseoir dessus lors des passages du texte où nous estimons qu’il s’exprimait vraiment. Comme elle est à 30 cm du sol, on voit bien qu’elle n’est pas normale !

Je terminerai par cette question : le Nord c’est chercher, trouver ou se perdre ?
(Rire) Chercher.

À Strasbourg, au Théâtre national de Strasbourg, du 9 au 20 novembre
03 88 24 88 24 – www.tns.fr

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