Pour en finir avec blutch
Christian Hincker, alias Blutch, enfant du pays devenu “ lièvre ” (“ Français de l’intérieur ”), est de retour dans sa ville grâce aux Rencontres de l’illustration de Strasbourg* qui lui réservent une expo XXL partout dans la cité et notamment en ses musées.
On tombe des “ nus ” ! Coquine rouquine lascive en petite culotte au lavis d’encre, fessiers généreux aux crayons colorés, relecture de L’Olympia de Manet au stylo… Le travail de Blutch est habité par une perturbante volupté, parfois torride lorsque des sexes pastels, féminins ou masculins, s’offrent frontalement au regard du spectateur / voyeur. Rencontré durant le montage de son exposition au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg où il rassemble des œuvres issues des collections muséales de la Ville pour les faire converser avec son travail, l’illustrateur formé aux Arts déco insiste, sévère : « Je ne me reconnais absolument pas dans les termes érotisme et pornographie : il s’agit de genres codés, délimités, marchands ! Ils réduisent mon champ d’activité. Discuter, là, avec vous, participe à la réduction de mon travail ! De manière un peu illusoire, voire prétentieuse, je tends à vivre en dehors de la société. Je parlerais plutôt de recherche de trouble, ou d’intimité, que d’érotisme. » La nudité, « motif difficile et exigeant techniquement », lui permet un retour à l’enfance, « la pureté et l’aventure. J’ai besoin de me débarrasser du “reste”, du bruit du monde, de ce que les gens disent. » Le Grand Prix d’Angoulême 2009 représente des corps déshabillés pour éviter « l’anecdote propre à la bande dessinée, afin d’être moins littéraire, le plus plastique possible, sans filtres ! Mes nus gris présentés ici, par exemple, ne racontent rien d’autre que ce qu’ils montrent, alors que la BD demande un échafaudage narratif, avec une grammaire très contraignante que tu es obligé de suivre depuis des générations. C’est une pratique du dessin malsaine, sclérosée, où des tocs se perpétuent. »
Free jazz
Son travail a quelque chose à voir avec une forme de retrait. Petit, lors de son enfance alsacienne racontée dans Le Petit Christian, il se coupait du monde en s’entourant de feuilles et de crayons. « J’essaye depuis toujours de m’évader, de m’échapper de moi- même. J’aimerais pouvoir débuter, ne pas me connaître, avoir à nouveau 20 ans et me lancer, avec pour modèles non pas Franquin ou Jean Giraud, mais John Coltrane ou Miles Davis, des mecs en constante révolution, ne passant pas leur vie à rejouer leurs vieux succès. Jamais je n’aurais pu dessiner Lucky Luke durant toute ma carrière. » Un pied dedans, un pied dehors, il prétend échapper « aux chapelles, écoles, groupes constitués et autres hordes », même si on lui rappelle son passage chez Fluide Glacial ou à la revue Lapin (L’Association). « Je fuis les idées arrêtées. Mon travail s’accomplit dans le doute permanent. Non pas dans la souffrance, mais je ne suis sûr de rien. C’est pour ça que je change sans cesse de style, de technique, de support. Je ne construis pas une œuvre, je pars dans tous les sens. » Ses ouvrages sont cependant parsemés d’indices, de figures récurrentes comme Tintin traversant des livres débordant de citations et clins d’œil. Nous croisons le héros à la houppette ou ses partenaires dans Sunnymoon, Total Jazz, Le Petit Christian ou Variations. Pour Blutch, « Hergé est l’enfance à portée de main, elle est là, tu peux la toucher, la sentir et l’interroger. » L’auteur de La Beauté se dit « charmé » par « l’Art poétique et ambigu » du père de la ligne claire qui l’a toujours accompagné et qu’il convoque régulièrement pour le «guider». Les classiques le «recentrent» et Hergé est son dieu : « Jamais je ne parviendrai à cette plénitude. Tout est synthétisé
chez lui, inventeur de la BD dans les années 1930, alors que les Américains de la même époque faisaient des feuilletons. » Le créateur de Pour en finir avec le cinéma cherchant depuis quelque temps à en finir avec la BD, en proposant des albums d’illustrations, des Variations – relectures personnelles de pages de Morris, Pétillon ou Manara – ou autres projets à tendance conceptuelle, n’abandonne pas la bande dessinée pour autant. Il prépare un remake de Tif et Tondu (avec son frère Robber) ou un nouveau volume de Blotch qui va renaître de ses cendres. Paradoxal ? « Je suis capable d’affirmer quelque chose et de dire le contraire dix minutes plus tard. J’assume le fait d’être perpétuellement dans l’incertitude », vue comme un moteur.
Par Emmanuel Dosda et Hervé Lévy
Expositions dédiées à Blutch à la Médiathèque André Malraux (Hors-la-loi), jusqu’au 20 avril, au Musée Historique (À la poursuite du machin magique !), jusqu’au 23 juin, au MAMCS (Art mineur de fonds), au Musée Tomi Ungerer (Un autre paysage. Dessins 1994-2018) et à l’Aubette 1928 (Pour en finir avec le cinéma), jusqu’au 30 juin
Exposition d’originaux à la librairie le Tigre (Strasbourg) jusqu’au 31/03
librairie-letigre.fr
Les Rencontres de l’illustration de Strasbourg ont lieu dans divers lieux strasbourgeois (Musées, CEAAC, Aeden, librairie Quai des Brumes, Shadok, Hear, Médiathèques…), jusqu’au 31 mars
strasbourgillustration.eu
* Lire l’article sur le Dialogue de dessins entre Anne-Margot Ramstein & Blutch au Shadok (dans le cadre de Central Vapeur) dans Poly n°218 ou sur poly.fr)