Paint it brown

Matin Brun © Ramona Poenaru

À partir de Matin brun, nouvelle d’une dizaine de pages signée Franck Pavloff, le metteur en scène Christophe Greilsammer crée un spectacle, engagé et engageant, dénonçant la torpeur de notre conscience citoyenne.

Au lendemain des élections Régionales de 1998 où des élus de droite s’allièrent au Front National, Franck Pavloff se demande comment faire face à « l’échec du discours politique ». Il propose alors une nouvelle à un petit éditeur, Cheyne, basé en Haute-Loire. L’histoire est simple et tient en quelques pages : un État décrète sans coup férir l’élimination de tout chat et chien non bruns. Il impose, lentement mais sûrement, la couleur brune dans toute la société. Des animaux exterminés massivement grâce à des boulettes d’arsenic aux bibliothèques dont on censure la plupart des livres, en passant par le langage courant et les quotidiens coupables de dénoncer les mesures anti-bruns. Charlie et son ami – qui nous relate ces événements – assistent et participent (tuant leurs propres animaux de compagnie) sans protester à la lente dérive fascisante à l’œuvre, contrôlée par cette nouvelle milice brune qui a vu le jour. Se convainquant comme leurs voisins que tout est mieux ainsi, ils poussent même le conformisme ambiant jusqu’à remplacer leurs anciens compagnons par d’autres… bruns ! Bien entendu, l’histoire ne peut que mal finir. L’État National, non content d’avoir banni et éradiqué tout ce qui n’est pas brun, s’enfonce dans sa folie, comme les gardes rouges de Mao, et punit rétroactivement toute personne ayant possédé, même avant la Loi, un animal d’une autre couleur…

Une résistance à 1 €
Totalement séduite, le Cheyne – modeste maison d’édition spécialisée dans la poésie – crée un petit livre au format allongé. Une simple croix noire, épaisse, barre sa couverture brune. Une première édition de dix mille exemplaires en est tirée, vendus 1 €. Le succès est déjà au rendez-vous (vingt mille Matin Brun sont écoulés) lorsqu’un deuxième coup de semonce fait vaciller la France, le 21 avril 2002. L’acuité, la concision et la justesse de Pavloff font mouche et son habile démonstration des conséquences des petites lâchetés de chacun d’entre nous résonne à l’heure de la prise de conscience devant le duel Chirac-Le Pen du second tour de la présidentielle. Les ventes s’envolent et ne se démentent pas depuis, atteignant en 2010, avec sa quarantième édition, 1 500 000 ventes dans 18 traductions.

Another brick in the wall
De son père bulgare, Franck Pavloff a hérité le goût impérieux de bousculer les barbelés et les pensées confisquées. « La simplicité mais surtout l’intelligence de sa manière de poser le problème » ont séduit Christophe Greilsammer qui monte le texte à l’Espace Grün de Cernay, au printemps 2010, pour le festival Momix. Le public est invité à revêtir des blouses blanches – comme des médecins légistes venus observer la prolifération de la gangrène de notre société – avant de pénétrer dans une grande boîte. Assis sur un sol blanc, ils sont progressivement envahis par des lignes brunes vidéo-projetées. Le comédien leur propose de découvrir le destin tragique de son ami Charlie dans une soirée diapositives qu’il actionne grâce à une télécommande cachée derrière la seule ampoule éclairant la pièce. Dans cette mise en scène très plastique aux effets saisissants, le public est aux premières loges, pris à parti, inclus dans les événements en cours. Usant de quelques trouvailles (une version du Corbeau et le renard où tout devient “brun” illustrant la confiscation du langage, des effets musicaux et visuels ajoutant au suspens…), le metteur en scène nous réserve un final dans lequel la poésie le dispute au tragique.
Pour sa reprise en 2011, dans le cadre du festival TRANS(E) organisé par La Filature, il adjoint, après la version française jouée par Gaël Chaillat, une seconde interprétation de la pièce, en allemand, par Stéphanie Félix. « Un moyen de renforcer un peu plus la parabole avec les “chemises brunes” mais aussi d’enrichir la pratique des spectateurs qui, lorsqu’ils revoient la pièce, focalisent moins sur le texte mais sur d’autres éléments, notamment le jeu de la comédienne, les détails de mise en scène… » se réjouit Christophe.

Devoir de désobéissance

Les deux versions sont séparées de discussions avec les spectateurs dans lesquelles « on se rend compte que les enfants pigent tout et renvoient avec leurs mots à eux, au racisme, à l’intolérance, au “ne pas laisser faire” », constate Christophe. « Les adultes sont presque plus pudiques et repartent souvent avec un peu de mauvaise conscience car le thème de la pièce est absolument brûlant quand on voit ce qui se passe autour de nous. C’est du théâtre politique donnant à penser. » Dure question en effet que celle de la résistance individuelle à la majorité, au pouvoir et à ceux qui nous gouvernent. Au XIXe siècle, le philosophe et poète américain Henry David Thoreau mettait en pratique son « devoir de désobéissance civile », sans entraîner dans son sillage le plus grand nombre. N’oublions jamais ce qu’écrit Pavloff : « Après tout, il était à moi mon chat, comme son chien pour Charlie, on aurait dû dire non. Résister davantage, mais comment ? Ça va si vite, il y a le boulot, les soucis de tous les jours. Les autres aussi baissent les bras pour être un peu tranquilles, non ? »

À Mulhouse, à La Filature dans le cadre du festival Transe, les 21 et 22 mars 2012
http://lafilature.org/fr/transe/

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