On est maintenant demain

Les mots sont des fleurs de néant. Je t’aime. Voilà le titre choisit par le comédien Luc-Antoine Diquéro pour sa création, à La Filature, de l’adaptation du dernier livre de Richard Brautigan, Cahier d’un retour de Troie[1. Richard Brautigan, Cahier d’un retour de Troie, Éditions Christian Bourgois, 1994 (épuisé)]. Rencontre au mitan des répétitions.

Comment avez-vous découvert ce livre ?
Au départ je souhaitais adapter Retombées de sombrero, un autre de ses romans mais je n’ai pas trouvé l’angle d’attaque adéquat. Ensuite, je suis tombé sur ses recueils de nouvelles que je trouvais formidables, d’une drôlerie incroyable. Mais se posait la question du lien entre ses formes courtes dans un même spectacle. Enfin, j’ai lu son dernier écrit, paru en 1994, dix ans après sa mort. Il contient tout : son humour tinté de mélancolie, l’écriture en fragments chère à Brautigan, une « carte-calendrier » de quelques mois de sa vie avec des petites choses ne reposant sur rien, une sensation qui s’efface… J’ai eu envie de suivre ce grand auteur s’épuisant à continuer à écrire, se raccrochant coûte que coûte à cette nécessité  même s’il souffrait d’une absence de reconnaissance après avoir connu la fulgurance du succès. Cahier d’un retour de Troie est rédigé un an et demi avant son suicide, ce qui donne une couleur particulière à ce livre.

Vous aviez déjà créé For the good times, Elvis avec le musicien Marc Delhaye. Vous aimez la liberté que confère l’adaptation d’un roman où l’on peut agencer et ré-agencer à l’envi, sans souci d’exhaustivité ?
Cela permet en effet de plonger dans la subjectivité d’un futur interprète pour le metteur en scène ponctuel que je suis. Ce n’est pas une pièce de théâtre mais Brautigan construit son récit à la première personne, ce qui facilite sa mise en parole. Il parle de manière déstructurée dans le temps. Faire, comme il le dit, « fonctionner passé et présent » provoque une architecture productrice d’une certaine énergie dont je m’empare pour mettre tout cela en forme, avec le souci de rester au plus près de l’économie de son écriture. Je me pose sans cesse des questions : D’où ça part ? Qui parle ? Utilisant le désarroi que cela procure et cette marche en avant contre la dépression qu’est pour lui la production d’une fiction sur sa propre vie. On la connaît mal car il vivait plutôt reclus et n’a pas profité de sa notoriété, se tenant loin des journalistes notamment.

D’ailleurs, il raconte lire une biographie de William Faulkner, dont il adore les livres, et trouver sa vie lamentable. Pour lui, seules les œuvres comptent…
Il a lu ses pairs, les aime, mais avec ironie. Sa vie ne regarde que lui. Il n’était pas intéressé par le reste. Il s’est d’ailleurs profondément isolé dans l’alcool. Brautigan a même fait croire aux gens qu’il vivait dans une maison pour se suicider dans une autre où il sera, plus tard, retrouvé mort. On sent dans ce livre la présence de la mort, la sienne et celle de deux femmes, l’une pendue dans une des maisons où il séjourne et celle de son amie, victime d’un cancer. On se retrouve avec quelque chose de simple : la présence de l’échec qu’il tente de bannir par l’action d’écrire. Là, réside son élégance : ne jamais appuyer sur les choses, se confier avec humilité, désespoir et tristesse.

Vous prenez pour titre les magnifiques mots qu’il envoie à son amie en phase terminale d’un cancer : « Les mots sont des fleurs de néant. Je t’aime. » À la fois sublime et terrible pour lui qui n’a que l’écriture…
Effectivement, ne cherchons pas d’amour dans les mots, même s’ils peuvent apaiser. Il y a quelque chose de la catharsis chez lui à répandre du noir sur des feuilles blanches. Son amie part trop vite et lui partira bientôt, entre alcool et désespoir. Malgré la richesse et la qualité que peuvent avoir ses phrases, le néant prend le dessus. Le titre que j’emprunte à Brautigan évoque la vie et la création, l’éphémère de ce que cela apporte. J’essaie actuellement d’introduire dans la pièce un de ses poèmes de jeunesse, écrit à 19 ans[2. Richard Brautigan, Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus, Éditions Castor Astral, 2003] qu’il avait donné à une dame chez qui il séjournait, lui disant : « Un jour cela vous aidera à vivre. » Mais nous nous heurtons à la difficulté de mettre en musique sa traduction française. Le plaisir vient de dire ses mots qui parlent simplement d’une époque. Dans un espace ouvert, presque vide, seul contre tous, évoluer délicatement dans ses phrases pour rendre compte de notre ressenti.

Brautigan se livre : hanté par le passé qui surgit sans prévenir, les pannes d’écriture, il évoque ses amourettes ratées, ses visites de cimetières et soirées trop alcoolisées avec un attrait pour les petites choses du quotidien, instantanés de vie quasi anecdotiques dont il révèle toute la poésie…
Voilà le plus difficile. Choisir dans tout cela pour tenir en 1h30. J’essaie qu’on entende son ironie mordante et douce, contrebalancée par ses constats morbides et froids, oscillant entre les “presque riens” et ce qui nous rappelle au néant. Ce sera la clé du spectacle final. Par timidité, je n’ai pas voulu faire une pièce de 3h.

Avec ses longues descriptions de neige et flocons, on n’a jamais lu autant de pages sur des orages qui n’adviennent pas : faut-il y voir des métaphores sur ses propres changements intérieurs ?
Ne me dites pas ça, je commence à avoir des regrets ! Voilà des choses que je n’ai pas conservées et ce sont des choix douloureux. C’est sa manière à lui de dire le vide de sa vie, d’aller se balader dans les neiges du Montana et de constater que les flocons qui tombent seront bientôt des glaçons dans son Whisky. Mais nous sommes en pleine création. J’ai tout un parcours d’adaptation où j’ai retenu ces orages. Aujourd’hui, ils n’y sont plus. Je les laisse aux lecteurs du livre.

Quelle part prend la musique ? Un véritable dialogue entre vous, une errance conjointe ?
C’est notre troisième spectacle ensemble. Il n’y aura qu’une seule citation musicale, c’est-à-dire une reprise, indiquant l’époque du texte. Tout se construit au fur et à mesure. Marc s’occupe aussi du son. Nous essayons de trouver un lien entre mon dire et le regard sonore qu’il pose au même instant sur le plateau. C’est une écoute attentive que j’ai la chance d’avoir à mes côtés. Il joue en live et m’accompagne dans cette errance.

Vous évoquiez un plateau nu. Avez-vous recours à des choses écrites, projetées autour de vous ?
Pas vraiment. Nous n’avons par exemple pas encore résolu le problème des dates jalonnant son journal. Les lire, les projeter, les entendre ? C’est une question mineure mais essentielle car les dates sont comme des balises dans son journal. L’impression que nous voulons donner est celle d’une errance dans une page blanche, provocant le vertige du vide.

Brautigan était un membre de la Beat Generation plutôt en marge, qui finira par se suicider au 44 magnum en 1984, une bouteille d’alcool à la main. Vous évoquerez cette fin tragique ?
Je me suis posé la question de clore le spectacle avec le bruit d’une détonation, ce coup de flingue qu’il s’est mis dans les nasses. Mais finalement non, car il n’en est pas encore là. Je m’en tient au processus de désenchantement d’un homme, loin d’être dupe, qui peine à écrire et raconte la disparition de ses amis, de l’enfance, des être chers, du succès, d’une époque…

À Mulhouse, à La Filature, du 16 au 18 novembre
03 89 36 28 28 – www.lafilature.org

 

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