Nous les vagues

Photos de Tommy Pascal

La Révolution du chorégraphe français Olivier Dubois se glisse dans un corps à corps au cœur des lignes percussives du Boléro de Ravel. Quatorze danseuses nous emmènent au bout d’elles-mêmes pour une expérience rare où l’humanité se révèle dans la splendeur de sa force collective.

Au commencement réside une mesure, symbole du versant obsessionnel du chef-d’œuvre composé par Maurice Ravel en 1928. Prélude au tourbillon entêtant dans lequel nous happe le Boléro, les répétitions quasi martiales des percussions, développées sur plusieurs dizaines de minutes par François Caffenne pour les besoins du spectacle, distendent le temps et enveloppent l’esprit comme dans une transe. La rythmique répétitive à l’excès sert d’écrin de jeu à quatorze danseuses. Habillées de noir, elles marchent en rythme accrochées à des barres de pole dance – accessoires des clubs de strip-tease popularisés jusqu’à devenir une discipline sportive – tel l’astre autour duquel elles gravitent. Le nombre astronomique de leurs révolutions défie l’entendement. Telle une armée de figurines d’une immense boîte à musique qui jamais ne s’arrêterait, les voilà tourner dans un jeu de perspectives entêtant jusqu’à la fascination.

Photos de Tommy Pascal

Manifeste
L’instigateur de ce parcours de combattantes ne laisse aucune prise au hasard ni à l’improvisation. Avec cette pièce, Olivier Dubois signe un manifeste jalonné par deux réflexions : « La création comme dernier lieu de résistance, forcément désespérée, dont la traduction formelle est le principe de la marche »[1. En 2009 à la revue Mouvement], la seconde concevant « le corps comme masse ouvrière d’art ». La quête dénuée de mots de ce groupe de femmes en rébellion surprend : l’obstination dont elles font preuve dans l’exécution orchestrée de leur épuisement se double d’un subtil mélange de bestialité et de distance. La composition métrique et mathématique de l’ensemble n’est pas sans rappeler les expérimentations géométriques de l’espace d’Odile Duboc ou d’Anne Teresa De Keersmaeker. Les matériaux métalliques froids et l’absence d’expressions du visage éloignent dans un premier temps de toute volupté et sensualité. L’effort se transmet, percute celui qui regarde, comme une vague inarrêtable. Et l’on se prend à guetter les changements d’attitude, les variations d’un cycle loin d’être réellement en boucles identiques.

Photos de Tommy Pascal

Effraction
De subtils décalages déplacent l’ensemble à la métrique parfaite, créant autant d’effets de ralentis et d’accélérations. Un trouble cinétique étourdissant, mais tout en subtilité, envahit le plateau, troublant la vision au point de nous faire douter de ce que l’on voit, comme de ce Boléro dont l’on semble, enfin, distinguer les ritournelles. À moins que ce ne soit un effet de “déjà-vu”, mauvais tour de notre mémoire auditive. Le chorégraphe se plait à figer ses danseuses comme dans une galerie des glaces, rêve éveillé dans lequel le groupe se déforme et se retrouve, réalisant les canons d’une palette de mouvements répétitifs et pourtant incroyablement captivants. Une certaine solidarité les unit dans l’épreuve. Dans la détermination aussi. L’accélération du rythme musical entraîne la sublimation des nouvelles phrases gestuelles. Les jambes, les têtes et les corps virevoltent. Les vrilles stoppées dans leur élan offrent l’occasion de sublimer l’expressivité de ces femmes mises à rude épreuve, symboles des ouvrières du sexe des peep-show ou de celles du réalisme socialiste. La barre toujours recherchée, immuable force verticale, devient l’axe de volte-face et d’esquives au nez et à la barbe d’invisibles ennemis. Qu’on ne s’y trompe pas : la métaphore sexuelle est envisageable (et envisagée), mais rapidement renvoyée à d’autres cieux par la beauté première de bras nus et de quelques épaules, traces de chair au milieu d’habits noirs en ouverture de spectacle.

Les rondes circulaires et solitaires qui nous sont proposées forment une quête territoriale d’humanité dont la marche obstinée, silhouettes à l’oblique vers l’avant – simplement retenus par le balancement des bras vers l’arrière permettant aux mains de s’agripper pour contrebalancer l’irrésistible attraction terrestre – laisse libre cours à toutes les interprétations. Rien n’est tout à fait comme avant : l’uniformité a joué son rôle de révélateur des personnalités, le territoire arpenté en sillons réguliers dessiné une bataille d’identité, le corps poussé au bout de lui-même lancé un cri étranglé venant de l’intérieur.

À Strasbourg, au Théâtre de Hautepierre, vendredi 26 et samedi 27 octobre
03 88 27 61 81 – www.le-maillon.com

www.olivierdubois.org

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