Afro Punk’s Not Dead
Pièce performative à géométrie variable et modulable, entre concert et show dansé, Not Punk, Pololo, créée par Monika Gintersdorfer (metteuse en scène) et Knut Klassen (plasticien-designer), laisse libre cours à l’énergie de ses interprètes. Showtime !
Étrange objet que ce spectacle à mi-chemin entre performance déglinguée, concert electro-pop-punk sur fond de diatribes spoken word et chorégraphie suggestive allant du logobi – danse des gros bras voulant en mettre plein la vue, codifiée par les bad boys ivoiriens – aux traces du voguing dans un melting-pot où s’entremêlent culture et politique ! Pour apprécier pleinement ce mélange des genres hyper référencé et démêler une poignée des fils de styles tissés dans cette fresque intense et gorgée de testostérone, révisons un petit bréviaire afro-punk.
Abidjan. Capitale économico-culturelle de la Côte d’Ivoire, cette cité de plus quatre millions d’habitants, est le poumon d’un pays ayant connu de nombreuses crises auxquelles les clans de Laurent Gbagbo et d’Alassane Ouattara ne sont pas étrangers. Le spectacle rend hommage au foisonnement artistique et aux codes populaires de la danse, de la musique, de la sape et de la frime qui ont érigés au rang de stars des figures de la rue et des gangsters modernes, gros bras et cogneurs sans vergogne aux portes des clubs.
John Pololo. Légende adulée à l’égal de l’icône du gangsta rap US 2Pac et de son influence sur le showbiz, John Pololo était un vrai loubard terrorisant Abdjian dans les années 1980 et 1990, craint et respecté pour sa violence et ses liens avec le pouvoir. Tué par la police au début des années 2000, son aura en fait toujours une icône dont on vénère le personnage, le style et les danses. Les dédicaces ne manquent pas dans le spectacle. Hommage est rendu à son passé de liquidateur et de musicien. Par la danse on en impose, on gonfle ses pectoraux, montre ses biceps, tête haute et regard fier, comme à la parade. Les passes s’enchaînent et l’ambiance monte d’un ton sur fond de rap ivoirien porté par l’orchestre installé sur un radeau métallique monté sur roulette. Bling-bling de chaines en or qui brillent et pantalons de cuir, torses nus et sneakers flashy à base de po-po-po-pololo !
Coupé-décalé. Ce style de musique inspiré de sa danse est l’un des plus populaires sur le continent africain et au-delà. Tels de jeunes zazous festoyant malgré les temps difficiles, en rupture avec les valeurs établies, les amateurs du coupé-décalé mêlent mouvements originaux et attitudes provocantes : ils font les malins, font parler d’eux en frimant et jettent des billets de banque à profusion. Se donner de grands airs sans avoir l’air !
Krump, Twerk, Voguing. Trois courant de danse urbaine dont on retrouve avec plus ou moins d’insistance l’essence, l’énergie et l’exubérance. Le Krump (kingdom radically uplifted mighty praise), célébré par le chorégraphe Heddy Maalem dans Éloge du puissant royaume[1. Lire La rage au corps paru dans Poly n°171], découvert par le grand public dans Rize en 2005, documentaire du photographe et réalisateur David LaChapelle.
Héritage de siècles de violence des corps et des esprits subis par les afro-américains, le Krump est une danse guerrière de survie, mais aussi de compréhension de ce qui fonde la brutalité du monde et des êtres, au-delà des mots. S’y retrouvent l’univers et les codes de la rue gorgeant le quotidien des nouveaux gladiateurs urbains : provocation, défi, intimidation… Le Twerk est une variante hyper érotisée, radicalement suggestive, faite de mouvement des hanches, du bassin et des fesses, de frottements explicites popularisés par les bitches des clips de hip-hop. Quant au voguing, il est né dans les milieux gays et lesbiens, mais aussi transgenres d’afro-américains et de latinos à Harlem. Une forme inventive de performance pastichant les usages et les comportements sociaux liés aux mondes de la mode et du luxe, célébrée notamment par le chorégraphe Trajal Harrell[2. Voir L’Air du temps paru dans Poly n°149]. S’y dévoilent attitudes et postures sociétales dans un dénigrement verbal assez violent, questionnements identitaires et rejet des valeurs traditionnelles.
Post-modern dance. Plusieurs interprètes viennent de la danse contemporaine : Richard Siegal (proche de l’immense William Forsythe) ou encore Paula Sanchez (du Nederland Dans Theatre dirigé par Jiri Kylián). Ils sont les fruits du courant de Danse Post Moderne apparu au début des années 1960 aux États-Unis. Dans un dépouillement du superflu, il tendait à remettre en question les corps normés, les dispositifs même de la création artistique et à rapprocher l’art de la vie. Autant de liens avec le coupé-décalé et le krump. Les danseurs se plaisent à caricaturer les mouvements de grands chorégraphe (Martha Graham, Trisha Brown…) tout en nous régalant d’une danse-contact ingénieuse…
Punk, rap, scat, live band. Le groupe à géométrie variable mettant le feu à la scène surfe sur une attitude punk à souhait ! Batterie, guitares, basse, claviers, harpe électrifiée et beats en boucles se mêlent à un art renouvelé du scat, du spoken word et du rap pour produire des sons afro-pop et bizzaroïdes, des mélopées ennivrées et des tubes syncopés. Un mélange dans lequel le MC Shaggy Sharoof se fait ambianceur magistral.
Variétoscope. La mise en scène s’inspire de cette émission archi populaire de Côte d’Ivoire, sorte de télé-crochet survitaminé de danse. Un concours où alternent les danseurs en groupe sur un rythme pour le moins effréné. Not Punk, Pololo reproduit cet effet sans que l’on puisse distinguer qui de la musique, des chanteurs ou des danseurs guide l’autre.
Slavoj Žižek. Que vient faire le philosophe slovène, star mondiale de la pensée radicale, dans ce clash culturel de luxe ? Les danseurs transposent le chant en mouvement, les traductions des paroles en direct induisant décalages et incompréhension. « C’est la méthode Slavoj Žižek en termes de chorégraphie : ce canon pop-culturel est habilement relié par une immense variété de synapses. Apparaissent alors de nouvelles références et valeurs respectivement liées au système », faisant de Not Punk, Pololo « un mobile performatif qui ouvre la voie aux spéculations associatives et révèle des différences culturelles inconscientes » assure la metteuse en scène Monika Gintersdorfer.