Noces d’étain
Pour sa 10e édition, le Festival Premières dédié aux jeunes metteurs en scène européens se tiendra à Karlsruhe. Coup de projecteur sur trois pièces de ce rendez-vous théâtral, co-organisé alternativement de part et d’autre du Rhin par le Badisches Staatstheater, Le Maillon et le TNS.
Créé en 2005 à l’initiative des deux structures strasbourgeoises, Premières avait été sauvé après l’annulation de son édition 2011 grâce à la participation d’un troisième partenaire : le Badisches Staatstheater de Karlsruhe, porté par le vif désir de s’inscrire dans un projet européen et transfrontalier. Depuis lors, le festival se déroule une année à Strasbourg, l’autre en Allemagne, mixant les publics et les langues (les pièces sont jouées en langue originale, surtitrées en français et / ou allemand selon les besoins). Avec l’arrivée de Stanislas Nordey au TNS – peu enthousiaste à l’idée de poursuivre l’aventure – et le départ à la retraite de Bernard Fleury – nul ne sait ce qu’il en sera de son successeur au Maillon –, une nouvelle ère se profile, pleine d’incertitudes pour ce rendez-vous de qualité dédié aux jeunes metteurs en scène du continent. Il n’y a guère que les subventions fléchées du Land et de la Ville de Karlsruhe pour cet événement (sur les trois prochaines années) qui apportent une once d’optimisme… Ne jouons pas les oiseaux de mauvais augure et parions que la qualité des spectacles présentés cette année encore convaincra les derniers sceptiques de l’intérêt, comme l’explique Barbara Engelhardt, responsable artistique de la programmation, de concentrer les regards sur « la mise en scène comme réponse artistique – et non une simple choix esthétique – qui fait preuve d’une conscience très aiguë du monde actuel mais aussi de la tradition artistique et théâtrale. Les jeunes artistes invités construisent une trajectoire forte et quand nous regardons en arrière les traces laissées, la circulation des œuvres montrées à Premières, à l’image des parcours de Sanja Mitrović ou de Gianina Cărbunariu, nous pouvons affirmer que le festival n’est pas qu’un passage, mais qu’il influence les capacités de production de jeunes compagnies et metteurs en scène de toute l’Europe. »
Norway beauty
Troublant et glaçant, le spectacle du norvégien Øystein Johansen revient sur la personnalité et le parcours du tueur en série Jeffrey Dahmer. A Thing of Beauty approche au plus près de l’obsession et de l’isolement qu’elle provoque. Disposé de part et d’autre de la scène, le public entoure ce serial killer parlant de choses et d’autres, glissant lentement de pulsions intimes qui le poussent à “collectionner” des animaux morts trouvés au bord des routes jusqu’aux corps d’hommes (dix-sept !), tués de ses propres mains. Se défiant de toute psychologisation, le metteur en scène ne nous présente pas seulement un monstre mais quelqu’un célébrant de manière quasi obsessionnelle la beauté de personnes marginalisées, comme lui, par la société. Il nous place à l’endroit même du basculement dans la violence et la radicalité d’un idéal qui mène certaines personnes, psychologiquement fragiles, à passer à l’acte en développant d’autres systèmes de valeurs qui ouvrent la porte à une grande violence.
Mrs Nobody
Tout aussi choc est la proposition des allemands Markus & Markus lancés dans un cycle de spectacles autour d’Ibsen en choisissant un personnage par pièce, dont ils essaient de trouver la correspondance dans la vie réelle. Des Revenants, ils retiennent Oswald, atteint de syphilis qui demande à sa mère de mettre fin à ses jours. Un sujet au potentiel émotionnel gigantesque. Courant les associations d’aide à la fin de vie, le duo entre en contact avec une vieille dame, acceptant leur présence au quotidien, caméra au poing, durant les 30 derniers jours précédent son injection létale. Les images omniprésentes de ces rencontres émaillées de confidences, jusqu’à la toute fin, voisinent sur le plateau avec les deux performeurs qui créent des moments scéniques potaches et parodiques : s’y trouvent mêlées toutes les grandes morts d’opéra et de théâtre, les suicides célèbres (Roméo et Juliette…) avec un humour permettant de se frayer un chemin jusque vers la vraie disparition, celle qu’on ne peut plus théâtraliser, interrogeant dans cette confrontation au réel les limites du travail scénique – et du supportable. « Leur force est de ne pas nous permettre d’être pour ou contre ce geste », indique Barbara Engelhardt. « Cette dame a une réelle fatigue de vie et défend sa dignité jusqu’à la fin. Tout résulte de ce grand écart entre un jugement moral et la sympathie se créant avec elle… »
Apocalypse Now
Felicitas Braun choisit le texte du jeune auteur allemand Wolfram Lotz : Die Lächerliche Finsternis (L’obscurité ridicule, non parue en français).
Une pièce débordante de strates de narration s’entremêlant pour composer un véritable voyage apocalyptique dans la veine d’Au Cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Deux soldats s’enfoncent dans le chaos afghan, en plein désordre globalisé, munis d’un mandat de recherche. Ils y croisent une multitude de personnages qui, de manière extravagante et drôle, nous renvoient l’image d’une réalité néo-colonialiste dépassant toute frontière. La metteuse en scène use d’un dépouillement dans lequel « quelques accessoires suffisent à suggérer l’hystérie ambiante avec le talent de rendre transparentes des structures narratives complexes », analyse la programmatrice. Et d’ajouter : « Cette génération nous met face aux limites du théâtre en nous demandant comment prétendre jeter un regard vraiment critique depuis ce lieu de représentation des dérèglements du monde ? Et donc en creux, elle interroge les limites du théâtre politique. »
+49 (0)721 933 333 – www.staatstheater.karlsruhe.de
03 88 27 61 81 – www.maillon.eu
03 88 24 88 24 – www.tns.fr
# Ibsen : Gespenster / Les Revenants (en allemand surtitré en français), au HfG (ZKM), samedi 6 juin et dimanche 7
# Die Lächerliche Finsternis (en allemand surtitré en français), au Badisches Staatstheater (Studio), jeudi 4 et vendredi
www.festivalpremieres.eu