No mercy for old men
Pour Ivan Favier et Bert Van Gorp, le corps a ses raisons que la raison ne connaît pas. La cinquantaine venue, ils se lancent dans un “ciné-danse” amusé et improvisé. Two old men, entre jeux d’enfants et ravages du temps.
Est-on encore autorisé à s’exposer une fois la cinquantaine venue ? A-t-on encore assez de points sur nos permis de danser ? Les deux formules ont accompagné Ivan Favier et Bert Van Gorp dans leur premier projet ensemble. Rien qu’ensemble. Depuis 15 ans, ils se croisaient régulièrement à Bouxwiller, réunis sur le plateau par Louis Ziegler pour de nombreux moments d’improvisations dansées avec la compagnie Le Grand Jeu[1. Groupe d’action chorégraphique associant des artistes professionnels sur l’objet du mouvement produit par les corps humains – www.theaboux.eu]. « Notre complicité et connivence étaient évidentes. On a eu envie de faire “notre truc” à nous », se souvient Ivan Favier. L’ancien soliste du Ballet de l’Opéra national du Rhin se retrouve donc avec son compère belge, à lancer des idées dans sa cuisine, en janvier 2010. Puis ils s’enferment une semaine en studio à La Filature de Mulhouse, allant d’improvisations en surprises. Avec et sans accessoires. Avec et sans texte. « Filmant absolument tout et dé-rushant tous les soirs jusqu’à deux heures du mat’. Nous avons beaucoup rigolé et surtout réalisé que les thèmes du spectacle s’imposaient à nous : le temps qui passe, le besoin de ralentir pour le prendre, la mémoire, l’isolement et le recul sur nous-même. » De ces sessions immortalisées naît la matière projetée sur le plateau, l’idée d’un “ciné-danse”. Laurence Barbier leur confie une caméra Super 8 et réalise un montage dont l’intégrale est projetée en sortie de salle.
Loose bodies
Cinquantenaires, Bert et Ivan réalisent qu’ils atteignent l’âge auquel ils ont commencé « à remarquer leurs propres pères », qui ne sont plus. « Le regret de les avoir si peu regardés s’accentue ». Une prise de conscience en mirroir où la perte et la disparition jouent les révélateurs. « Quarante ans, c’est la date de péremption d’un danseur », rappelle Ivan. « C’est donc aussi un spectacle sur nos corps qui changent et l’obligation de s’adapter. » Les carcans de la danse classique ne se seraient donc toujours pas ouverts ? « Une personne racontait récemment à la radio comment elle avait été choquée par les spectacles de Pina Bausch où ses danseurs ont des corps, tailles et poids très différents. Le calibrage correspond à une certaine forme d’expression, prisée du classique dont je viens et qui a mis bien longtemps à s’ouvrir. »
Après trente années à s’entraîner tous les jours intensément, les corps sont abîmés, « bien plus que les sportifs car nous tirons énormément sur les amplitudes. La danse classique reste très violente, alors que la danse contemporaine a appris à écouter le corps. Après 18 ans de classique, j’ai quitté le Ballet du Rhin en 1995. J’en avais marre de me faire mal à la barre tous les matins. Maintenant ça ne m’intéresse plus… Je préfère faire avec ce corps-là, il faut accepter que les choses se perdent. La danse n’est pas que performance. » Aux côtés d’Ivan, visage émacié, silhouette longiligne et filiforme, Bert impose sa stature et sa puissance. Leurs physiques divergent autant que leurs parcours et leurs personnalités. Fou furieux digne des plus talentueux représentants de la scène contemporaine belge, celui qui a commencé comme enseignant est entré dans la danse par accident. Emmené par une amie à une audition d’Alain Platel, le chorégraphe l’embauche. Se succèdent avec frénésie pièces théâtrales et chorégraphiques, performances et cinéma.
Play again
L’association détonante ne manque pas de piquant. Les deux compères se prennent au jeu et s’amusent « Au début on voulait être plus présents à l’image que sur le plateau », affirme Ivan. « D’où les masques et les déguisements pour se grimer avec des fuseaux blancs intégraux, se cacher en mettant un t-shirt sur la tête, dans un esprit très ludique. » Réapprendre à s’amuser avec le sérieux d’un enfant. Pas question par exemple de répéter le spectacle établi tel qu’à sa création à La Filature. « Il y a peut-être une minute trente d’écrite au mot et au geste près. Le reste est balisé mais demeure en improvisation, du début à la fin, sur des thèmes précis. » L’idée de jouer chaque séquence aux dés (leur agencement mais aussi celui qui les interprète) n’a pas survécu aux problèmes de régie et de calage des vidéos. Peu importe, le spectacle reste free : y subsiste quelques objets aléatoires (un minuteur de cuisine détraqué sonnant entre une et quatre minutes…), un chiot en plastoc couinant à vous faire mourir de rire avant de devenir insupportable sur la durée et un mélange jouissif de sentiments, d’infortunes et d’échecs amoureux passés au tamis d’une dérision sans efforts mais pas sans effets… Two old men prend la forme d’une pochette surprise où s’agencent « une sorte “d’architecture chorégraphique” entre des moments de pur cinéma, d’autres où il n’y a que le jeu sur le plateau et enfin des essais d’écriture chorégraphique entre les deux. On ne triche pas avec nos corps, ni avec les situations. » Sur une scène dépouillée, uniquement remplie de bonbons et de desserts, les danseurs joueront leur comédie humaine. Vous y croiserez des fausses pistes menant au Faune et à la nostalgie, des corps crus et des âmes à nu. Vous y vivrez un printemps et un hiver. Un striptease mensonger et sincère.
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