Nature sibylline
Au CRAC Alsace se déploie une exposition au titre énigmatique. Née de l’imaginaire de la critique d’art américaine Joanna Fiduccia, Coquilles mécaniques illustre notre mauvaise connaissance des phénomènes de la nature qu’une quinzaine d’artistes tentent de “retranscrire”
« Lorsque j’ai entendu pour la première fois la musique de Colon Nancarrow, j’ai immédiatement été frappée par son caractère extravagant et exaspérant. Puis j’ai lu le petit texte de Paul Valéry L’Homme et la coquille. J’ai été surprise de découvrir une sympathie entre les deux hommes » raconte Joanna Fiduccia pour expliquer la genèse de l’exposition. Ces deux univers, a priori éloignés, se font écho. Dans les années 1940, Nancarrow commence à écrire une série d’études pour piano mécanique, s’intéressant à leur capacité à interpréter des partitions trop complexes à jouer pour l’homme. Chez Valéry, il est question de notre impuissance à saisir le processus naturel de la formation d’un coquillage. La commissaire a voulu faire entrer cela en résonance avec les travaux de dix-sept artistes européens et américains, pour beaucoup présentés pour la première fois sur le vieux continent.
Aurore dansée Les œuvres sélectionnées sont irriguées par une thématique commune : l’idée que, malgré les progrès de la science et l’accès toujours plus large à l’information, l’Homme a toujours du mal à expliquer certaines manifestations naturelles. Comme son titre l’indique, l’exposition tente de répondre à cette interrogation métaphysique par le biais de l’outil… mécanique. La visite démarre par Orion, installation de Spencer Finch reproduisant, à l’aide de boules lumineuses, une maquette de la fameuse constellation. L’orientation et la distance des “lampes-étoiles” sont fidèles à la réalité, mettant à notre portée, grâce à des objets du quotidien, l’immensité céleste. Même principe chez le Danois Simon Dybbroe-Møller qui s’attache à recréer une aurore boréale avec une chorégraphie. Sa double projection de diapositives Dance of Light présente des danseurs en combinaison de couleur dont les mouvements illustrent l’interaction entre les particules de gaz à l’origine du phénomène lumineux. L’œuvre est inspirée du travail d’un mathématicien scandinave du XIXe siècle qui avait tenté, sans succès, de capturer en image les aurores boréales : en raison des difficultés techniques, il avait finalement photographié ses propres dessins pour illustrer ses articles scientifiques. L’artiste inverse le stratagème en transformant un artifice évident, la chorégraphie, photographiée et placée devant une machine, en un phénomène de lumière.
Pierre / Papier / Onyx À l’étage, les œuvres de Carol Bove attirent naturellement le visiteur. Ses deux tableaux témoignent de l’aura extraordinaire que possèdent des choses à l’apparence aussi répétitive et banale que des rangées de plumes de paon. Le plumage du premier tableau est figé dans du plexiglas, tandis que le second est à l’air libre. L’un paraît maîtrisé, l’autre reflète sauvagement la lumière et bouge au gré des passages des visiteurs. Les ocelles des plumes sont aussi mystérieux que la formation d’une coquille dont la beauté nous échappe totalement. La plasticienne tente de dompter cette singularité naturelle en disposant les plumes de manière mécanique. Dans la pièce d’à-côté, Tauba Auerbach se montre virtuose : en entrant dans la salle, le visiteur croit distinguer deux simples dalles d’onyx. En s’approchant et en touchant, se dévoile toute la finesse du travail de l’Américaine. Bent Onyx est un livre sur lequel elle a fait imprimer les couches d’un bloc préalablement débité en lamelles. Ce découpage méthodique permet au visiteur de voyager dans la pierre, de découvrir son histoire et plus largement celle de la Terre. Grâce à un scanner ultra performant, l’artiste reproduit le plus fidèlement possible la matière minérale. Chez Lucas Blalock, la frontière entre photographie analogique et numérique se distingue à peine. Dans la création de ses images, l’artiste américain accorde la même importance au déclencheur de l’obturateur qu’à la souris de son ordinateur. Dans Shramps and Peanuts et Untitled Study – deux clichés de cacahuètes et de crevettes séchées – tout est question d’illusion et de trompe l’œil. Blalock utilise les outils Photoshop et transforme une simple nature morte en un tableau complexe, absurde et complètement troublant.
Dieu numérique La visite se conclut par la Project room (pièce offert à des étudiants fraîchement diplômés d’une école d’art française, suisse ou allemande) investie par la jeune artiste Joséphine Kaeppelin des Arts décoratifs de Strasbourg. Avec Draft mode, un papier peint dont le motif a été conçu par ordinateur, la Lyonnaise propose deux créations questionnant la relation possible qui s’installe entre un produit mécanique et son usager, partant du postulat que l’artiste n’est pas seul à fabriquer son œuvre. La machine possède ainsi sa propre signature comme en témoignent les pixels et autres défauts d’impression. Pour Mickaël Roy, directeur de projet artistique indépendant et critique d’art la soutenant depuis ses débuts, « ses œuvres questionnent les dérives du numérique ». Écrans est ainsi « une photographie de son écran de veille d’ordinateur, elle s’est levée en pleine nuit et a véritablement été happée par lui » poursuit-il. Une démarche artistique qui nous invite à réfléchir sur la religion du numérique et l’omniprésence des machines dans notre existence.
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