Burnin’ & lootin’
Rencontre au sommet pour Nathan!? entre le metteur en scène allemand Nicolas Stemann et Elfriede Jelinek, prix Nobel de Littérature 2004, à qui il a commandé un texte post-attentats s’imbriquant dans Nathan le Sage.
La tête dans l’un des chefs-d’œuvre de la littérature germanique des Lumières signé Lessing en 1779, hymne absolu à la tolérance. Les pieds dans notre bien sombre époque, celle de l’individualisme et du capitalisme dominant où l’on massacre toujours en masse au nom de Dieu. Alors qu’il avait déjà revisité Nathan le Sage en 2009 entremêlant à l’intérieur Crassier, texte de Jelinek, Nicolas Stemann a remis le couvert en 2016 au Théâtre Vidy-Lausanne. Son Nathan!?, qui se déploie aujourd’hui sur les planches du Théâtre national de Strasbourg, nous plonge avec un certain brio au temps de Saladin, sultan éclairé du XIIe siècle avec sa réflexion philosophique sur la tolérance et la bonté devant sauver les trois religions du livre de leurs sanglants conflits dans la Jérusalem des Croisades. Le metteur en scène y montre sa maîtrise de la fable originale, adaptée dans un dénuement efficace – malgré un humour un brin trop huilé – par une adresse directe. La contextualisation du conflit opposant Chrétiens et Musulmans est d’emblée mise à profit pour donner corps aux gouffres béants séparant, encore et toujours, les êtres. La politique libérale et guerrière des nouveaux maîtres de la ville sainte est vouée à l’échec car leurs caisses sont vides. Les Chrétiens, totalement fanatiques, multiplient attentats suicides, viols, pogroms… Quant aux Juifs, coincés entre les deux, ils sont tolérés mais ont intérêt à être riches pour s’en sortir. Dans une joyeuse cacophonie, les comédiens se succèdent pour “pitcher” ce célèbre texte, l’un insistant sur le rôle de l’histoire d’amour entre Recha, la jeune juive, et le Templier qui l’a sauvée des flammes, l’autre sur la force des personnages féminins ou l’importance de l’origine ethnique des protagonistes avant que ce grand melting-pot introductif ne tourne, comme prévu, au vinaigre du brouhaha tendance fin de soirée trop arrosée.
From light to shadows, du Sage à Nathan!?
La bande de comédiens livre, en français et derrière cinq pupitres émergeant de l’obscurité sous des douches de lumière, le récit de ce sage parmi les Hommes et leur furie qu’est Nathan, riche juif qui malgré l’assassinat de sa femme et de ses enfants n’a pas renoncé à prôner la tempérance et la tolérance, jusque devant Saladin en personne lui tendant le piège de désigner le vrai Dieu. Il s’en sortira grâce à la parabole des trois anneaux empruntée à Boccace, érigeant la bonté et l’amour de l’autre en valeurs supérieures à toutes les autres. Sur scène sont disposés, par touches émergeant de la pénombre, les éléments symboliques nécessaires à l’intrigue : un amas de signes religieux, les planches calcinées de la demeure dévorée par les flammes, des lingots d’or… Sur un sol noir aussi réfléchissant que le pétrole, les voix dominent des corps en retrait. La parole est reine, le débat intellectuel profond, rythmé par l’énergie d’une musique live signée Rayess Bek* et Yann Pittard, œuvrant derrière un instrument à cordes dont le manche prend l’aspect d’un AK-47. Le metteur en scène allemand nous berce avec Nathan!? au rythme séduisant de cette fable pour mieux digresser par la suite et nous perdre dans les eaux tumultueuses et crasses bordant les rivages du XXIe siècle où plonge Elfriede Jelinek. Le voyage dans les soubassements de notre société où le cynisme et les modèles de tolérance s’épuisent dans des discours bien-pensants autour du capitalisme financier prend corps dans une saturation d’images et de paroles diffractées des monologues à plusieurs voix de l’écrivaine. Elle « se moque autant de la folie sanguinaire des religions monothéistes que des idées et de l’humanisme des Lumières qui se sont coagulées depuis longtemps en un instrument d’oppression déguisé », confie celui qui mélange bruits de rafales et pancartes aux effigies de Trump, Marine Le Pen, Erdogan, Sarkozy, Hollande ou encore Merkel.
Shoot them up
De mal en pis, les mots de Jelinek révèlent ce que l’utopie de Lessing occultait à dessein, voilà deux siècles, au profit de son pamphlet pro-tolérance. L’Autrichienne ne s’embarrasse pas de retenue, décidée à œuvrer du côté obscur de la nature humaine. Aussi directement que précédemment, les interprètes rivalisent de propos haineux et outranciers, dénonçant pêle-mêle ces « foyers d’insécurité et d’épidémie par accumulation d’humains », ce besoin de « faire disparaître » ce qui les dérange pour rendre la société meilleure grâce à « quelques sacrifices ». Ces nationalistes en période d’essai se cherchent une identité et se déclarent racistes dans un éclat de rire à peine plus forcé que les inscriptions « Nous devons, devons être Charlie » qu’ils brandissent sans conviction, rappelant que ces feuillets ont été écrits suite aux attentats de Charlie Hebdo, de l’Hyper Cacher et du Bataclan. Dans un patchwork fort agité – issu de cannes à selfie dont les images sont projetées en direct en toile de fond – et un flot de paroles simultanées, ce chaos scénique agencé et repoussoir ne laisse guère de doute quant à l’issue du spectacle. Le terrorisme s’annonce comme un hit radio par d’autoproclamés « êtres Do It Yourself », émancipés de toute servilité. La joyeuse bande chante des horreurs comme à un défilé de la Manif pour tous dans une candeur flippante… Le pire est que ce monde gorgé de valeurs refuges – dans lequel l’humanisme a été vidé de toute substance par des discours moralisateurs de politiques y ayant recours comme justification ultime à la vacance actuelle de propositions pour combler les failles grandissantes du vivre ensemble, de l’acceptation de la différence et d’une fraternité aux abonnés absentes – n’est pas une fiction. C’est le notre.
* Lire Cap au Sud autour du festival Les Vagamondes dans Poly n°194, qui accueillit cette année Love and Revenge, concert visuel de Wael Koudaih aka Rayess Bek, également présenté au Maillon-Wacken (Strasbourg), jeudi 1er et vendredi 2 février 2018 – maillon.eu