Mort d’un vieux lion solitaire

Le 19 mars 2008, Hugo Claus, alors au premier stade de la maladie d’Alzheimer, se suicide à 78 ans[1. Il a eu recours à l’euthanasie (1re personnalité de ce rang à demander à ce qu’on l’aide à mourir), pratique légalisée par la Belgique en septembre 2002]. Josse De Pauw était alors en pleine finalisation de La Version Claus, solo fait de morceaux d’interviews du grand écrivain flamand. Rencontre.

La première de La Version Claus eut lieu deux semaines après la mort d’Hugo Claus. Quelles répercussions cela eut-il sur la pièce ?
Il y avait énormément d’émotions dans le public car tout le monde le connaissait. Aujourd’hui, c’est devenu une pièce à part entière, détachée de l’ambiance qui s’était installée après sa mort. Deux semaines avant la première, son cercueil était sur scène, dans le même théâtre, pour un dernier hommage. J’y pensais forcément en jouant la pièce 15 jours plus tard. Mais je ne voulais pas en faire quelque chose de larmoyant, ni profiter de cela.

Que représente Hugo Claus pour vous ?
J’ai 57 ans, mais quand j’en avais 17, il était un écrivain qui ne ressemblait pas du tout à un écrivain. On voyait à la télévision ses pairs flamands ou irlandais avec une petite barbe bien soignée, une pipe et les lunettes qui allaient avec. Ils parlaient de littérature de manière sacralisée. Claus débarquait comme une sorte de Mick Jagger. Sa manière de parler de son art, de sa jeunesse, de ses femmes et de son éducation choquait nos parents. Je l’adorais. Et puis c’était un grand poète à l’écriture érotique et provocante. Tout ce qu’on veut à 17 ans ! D’ailleurs, il était plus ou moins interdit par les pouvoirs religieux et politique. Cette génération était contre Claus alors que, pour la mienne, il était une icône.

Poète, romancier, Hugo Claus a aussi participé au groupe CoBrA[2. Groupe d’avant-garde expressionniste qui réunit des artistes (Pierre Alechinsky, Jean Raine, Asger Jorn, Jacques Doucet, Karel Appel…) venus de Copenhague, Bruxelles et Amsterdam]. En France, il est principalement connu pour son roman Le Chagrin des Belges[3. Ce roman de 1983 raconte la sombre période collaborationniste des Flamands pendant la Seconde Guerre mondiale, en même temps qu’une chronique du provincialisme et de la médiocrité de la société belge]. Comment ce portrait va-t-il être reçu par un public français, le connaissant très peu ?
Je me suis posé la même question lorsque Le Maillon m’a invité. Même sans le connaître, on découvre un homme remarquable abordant tous les sujets. Il prend toujours des positions étonnantes, fraîches. Il est joueur et un peu menteur.

De Versie Claus © Koen Broos

La force de la pièce et de ce personnage réside dans sa capacité à échapper à tout tabou dans une langue savoureuse, constituée entièrement d’extraits d’interviews…
Durant toute sa vie, on a dit de Claus qu’il était un menteur invétéré et qu’on ne pouvait jamais distinguer le vrai du faux. Quand j’ai lu le livre de Mark Schaevers dont est tirée la pièce[4. Hugo Claus, Portrait de groupe est un abécédaire constitué de morceaux d’interviews de Hugo Claus], j’ai réalisé qu’il n’y avait pas beaucoup de gens aussi ouverts que lui. Alors bien sûr, il raconte de petits mensonges, mais il aborde tellement de sujets sans se poser de questions que nous avons, au final, une idée forte de qui il était. Il ne cache rien et c’est comme ça que je l’ai connu à la fin de sa vie.

La forme du monologue était évidente ?
L’idée est venue de Mark Schaevers qui, tout en écrivant le livre tiré des interviews de Claus, m’avait parlé d’un monologue à faire autour de ce travail. Il m’a proposé de l’interpréter et, bien entendu, j’étais intéressé ! Il y a peu de gens dont on pourrait ainsi prendre les interviews de toute une vie pour en faire un spectacle, livrant toutes ces facettes. Les mots que je prononce dans la pièce sont tous d’Hugo Claus, sans exception.

Il était connu pour être un affabulateur de haut vol, un anticlérical forcené, satirique à souhait, acerbe, doté de l’arrogance d’un Philippe Sollers et d’un physique d’empereur romain. Comment abordez-vous l’interprétation d’un tel personnage ?
Je fais entièrement confiance à ses mots. Je ne suis pas un comédien qui opère des transformations ou qui essaie de se glisser dans la peau de quelqu’un. Il fallait, à l’inverse, qu’un Hugo Claus naisse en moi. J’enfile un costume beige qu’il aimait bien porter et j’ai ses propres lunettes, un peu fumées, que m’a confié sa dernière femme. Elles sont le masque que je mets quand je commence à jouer Claus. Pour le reste, je ne recherche ni ses tics, ni à l’imiter. Le monologue a ceci de difficile qu’il bascule facilement vers la conférence, ce que je ne veux pas. Je souhaite qu’il y ait des moments où je m’adresse au public mais aussi d’autres, plus intimes, où on m’observe presque sans que je le sache. Une manière de capter des moments de solitude propres à Hugo Claus et à la grande tristesse de sa vie.

Vous partagez la scène avec Stijn Keuleers, acteur nain mutique interprétant un journaliste sonnant à sa porte pour une interview. Pourquoi ce choix ? Par souci de déranger quelque peu l’auditoire, de faire en sorte, comme le disait Claus des romans et de leurs passages obscurs, que cette pièce ne soit pas « un café soluble » ?
Il prenait très souvent cette pose envers les journalistes : le géant face aux nains. Quand on lui demandait ce qu’il pensait de la critique, il répondait : « Le lion se fout complètement des poux dans sa crinière ». Il a joué ce jeu toute sa vie, ce qui a nourri la matière de notre pièce. J’ai invité un acteur nain qui écoute, observe. Une présence qui dérange, ce qui va bien à Claus.

À Strasbourg, au Maillon-Wacken, du 18 au 20 mars 2010 (première française) 03 88 27 61 81 – www.le-maillon.com

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