Monumental
La nouvelle édition de Sélest’art, intitulée Sletto & Corso, confronte art contemporain et populaire en explorant la mémoire de la cité et la notion de monument.
Marc Bembekoff et Julien Fronsacq, les deux commissaires de cette vingtième biennale, se connaissent très bien : ayant partagé un bureau au Palais de Tokyo, ils ont l’habitude de « brainstormer ensemble ». Lorsqu’ils se rendent dans les hangars municipaux de Sélestat où sont stockés les chars du Corso fleuri[1. Samedi 10 août, le traditionnel Corso fleuri a fêté sa 84e édition www.corso-selestat.fr], « c’est le déclic », note Marc Bembekoff. Pour le duo, le Corso, déambulation annuelle de véhicules décorés de dahlias, sorte de « vestige de toutes ces pratiques » ancrées dans la culture régionale, est un « monument » (immatériel) sélestadien, au même titre que la Bibliothèque humaniste. « Un monument peut prendre la forme d’une procession », résume-t-il.
Ainsi, lors du vernissage[2. Samedi 21 septembre] de Sélest’art une « parade inaugurale » mènera les œuvres exposées et leurs créateurs sur les chars du Corso, sillonnant les rues de Sélestat. Pour le commissaire indépendant, « beaucoup d’artistes d’aujourd’hui, comme Jeremy Deller[3. Des œuvres de cet artiste anglais qui travaille beaucoup sur la notion de culture populaire, sont exposées à Sélestat, au passage du Pavillon et au caveau de Sainte-Barbe], font des aller-retour incessants vers une histoire ancestrale, vernaculaire, populaire et parfois ésotérique. » Sletto[4. Sélestat doit son nom au Sletto, ou Schlecht, un géant mythique, « sorte de golem local » ayant fondé la ville, anciennement nommée Schlettstadt. Il s’agit « d’une légende qui est un monument en soi », explique Marc Bembekoff] & Corso nous propose un voyage temporel questionnant la ville et ses monuments qui changent de fonction selon les époques, montrant « comment la sédimentation historique modifie notre compréhension de ceux-ci ».
Les mystères de West
Le site éminemment touristique du Haut-Kœnigsbourg, à proximité de Sélestat, accueillera le travail de Franz West, artiste viennois décédé l’an passé. « Édifié au XIIe siècle, le château est devenu un monument à la gloire de Guillaume II qui l’a reconstruit et inauguré à travers une sorte de parade médiévale. Sa signification a évolué avec le temps : cette forteresse est devenue le symbole du Kaiser pour être aujourd’hui un emblème de Sélestat et de l’Alsace. » Y sont exposées des créations d’une « grande figure de la sculpture contemporaine », Lion d’Or à la Biennale de Venise en 2011. Au château, West expose des œuvres proches de ses célèbres Pass-stücke[5. Sa série des Pass-stücke regroupe des œuvres en papier mâché qui, manipulées par le visiteur les utilisant comme une prothèse, sont comme autant d’extensions du corps], des espèces de masques tribaux, de ceux utilisés en Afrique pour des cérémonies. Des formes fantomatiques « qui rappellent la présence de la procession du début du XXe siècle. »
Monument aux morts
Des fantômes, toujours, avec Sarah Derat, jeune artiste française qui entretient un rapport physique à la matière et parle de choses difficiles – notre rapport à la mort, à la mémoire… – au travers d’œuvres aux contours charmants. À la Tour des sorcières, elle expose Tétris, grand panneau “végétal” composé de fleurs en plastique… récupérées dans les poubelles des cimetières. « Est-ce que le monument ne serait pas également cette pratique qui consiste à aller une fois l’an, lors de la fête des morts, fleurir les tombes des personnes défuntes ? » se demande Marc Bembekoff. Il est également question de rituel avec Alessandro Piangiamore, intervenant dans la crypte de l’Église Saint-Georges. Le plasticien italien a récupéré des bougies – offrandes aux Saints – dans des lieux de culte romains et les a fait fondre pour édifier de grands blocs de cire ressemblant à d’immenses peintures abstraites, mystiques.
Évoquons enfin le serpent en fer forgé (qui rappelle Adam et Ève) de Valentin Carron, ouvrage faisant écho à l’Art nouveau où se mêlaient sans complexes art et artisanat. Beaucoup de pièces exposées lors de la manifestation traitent du folklore (et ses traces) dans un univers mondialisé, elles relèvent d’un goût prononcé pour le geste, le corps à corps avec la matière. Marc Bembekoff : « Nous sommes entrés dans une phase où l’artiste supervise et sous-traite la production des œuvres qui lui échappe. Ce sont des entrepreneurs. En réaction à cette tendance, un certain nombre d’artistes renouent avec le savoir-faire. Ils se réapproprient des langages », des codes anciens pour les faire résonner avec notre période troublée.