Monstre et cie

Sylvain Maurice © Benoît Linder pour Poly

Plongeant dans une expérience fantastique à grand renfort de vidéo, Sylvain Maurice crée Métamorphose d’après la nouvelle de Franz Kafka. Quand Gregor Samsa se réveille transformé en énorme cancrelat, ce sont la solitude, le rejet de l’autre et la monstruosité qui sont questionnés. Rencontre.

Vous signez l’adaptation du texte avec le souci de proscrire tout monologue intérieur et forme narrative (voix off, flash-back…). Cela sera très éloigné de l’original ?
Depuis des années, je veux monter ce texte qui m’a fasciné quand j’étais adolescent : l’histoire de ce type se transformant en cancrelat sans que l’on sache pourquoi et qui peut dire plein de mal de sa famille me plaisait beaucoup ! Aujourd’hui j’ai 46 ans, des enfants et les choses ont changé. Objectivement, il faut passer par une réécriture car il y a très peu de dialogues, les choses sont vues par un monologue intérieur alors que je souhaitais donner corps à des personnages. Je voulais aussi expérimenter ce que l’on voit peu au théâtre : des actions à travers les yeux de Gregor en utilisant la vidéo.

© Franck Beloncle

Ces deux écritures, théâtrale et vidéo, naissent de concert ?
Oui, les deux avancent en même temps car elles sont entremêlées. Je travaille comme un réalisateur à partir d’un storyboard, de la même manière que pour un scénario de film. On retrouve deux niveaux d’images : les corps sur scène et ce que voit Gregor qui est projeté dans l’espace scénique.

Dans The Commentator’s Despair[1. The Commentators’ Despair, The Interpretation of Kafka’s Metamorphosis, publié par Associated Faculty Pr Inc., 1973], Stanley Corngold dénombre plus d’une centaine d’interprétations différentes à cette nouvelle : traitement social d’individus différents, névroses familiales, solitude et désespoir engendrés par une mise à l’écart… Quelle est la votre ?
Kafka utilise la parabole. Du coup, chacun voit midi à sa porte. Suivant les époques, différentes interprétations se sont succédées selon qu’on était marxiste, freudien ou autre. C’est sûrement un peu de tout ça, mais Kafka avait pour seul objectif de raconter une histoire. Adapter, c’est choisir et trahir. Mon idée est d’avoir un point de vue singulier en regardant le réel à travers les yeux d’un être étrange qui modifie l’échelle et la topographie des choses par sa perception du monde. Cette métamorphose vient bousculer la vie normale de la famille. Les personnages vont donc réagir : certains y trouver de l’intérêt, d’autres la rejeter, le tout révélant des liens inédits entre les êtres. Voilà une manière de raconter des névroses familiales sans verser dans trop de psychologie ! Au fond, même si je trahis Kafka, j’essaie de créer une porosité profonde entre le réel et l’imaginaire, un univers onirique et décalé où s’ajoutent des scènes de rêves de Gregor influencées par David Lynch, Federico Fellini, Orson Welles… J’utilise la vidéo, les mouvements d’un plateau mouvant, des masques pour les comédiens…

© Franck Beloncle

Comme dans Elephant Man de David Lynch, nous ne voyons pas Gregor, mais ce que lui voit, en caméra subjective. Nous le découvrons dans le regard des autres, ce qui rend active l’imagination des spectateurs…
Kafka avait interdit que l’on reproduise l’insecte sur la première de couverture de son livre, ce qui n’est pas un hasard mais plutôt une invitation à ce que chacun imagine l’insecte qu’il veut. C’est aux spectateurs de travailler avec leur imaginaire car cela suscite des inquiétudes et des peurs enfantines. Nous allons bien finir par en montrer des bouts mais pas avant que le public se soit demandé s’il est gros ? Méchant ? S’il réagit comme un être humain ou un animal ?

Gregor est il un monstre, un insecte, un cancrelat, un alien… un homme ?
Tout à la fois ou ce que vous voulez ! Toute définition précise referme le sens de la parabole initiale et dicte le sens. Kafka avait besoin de cette liberté de lecture, d’autant qu’il y avait beaucoup de haine de soi chez lui. Il se déteste, une manière d’éviter de détester sa famille, ce qui est son paradoxe psychanalytique : il faut s’avilir pour pouvoir enfin dire du mal de son père. Une fois métamorphosé, il regarde sa famille et l’affronte. Tout le monde change ici : le père est très vieux au début et rajeunit, la sœur est quasiment autiste et ne dit pas un mot avant de devenir une belle jeune fille… au fond il les autorise eux-mêmes à se métamorphoser. Dans ma pièce, Gregor est intéressant par le regard qu’il a sur les autres. Donc, forcément, l’attention qu’on leur porte est différente.

© Franck Beloncle

Vous souvenez-vous de ce que ce texte vous faisait, enfant ?
J’étais très superstitieux et Gregor était comme un sésame pour moi, un mot magique. Quelque chose d’étrange. J’ai compris assez tard que je voulais faire de la mise en scène. Mais j’aimais beaucoup la magie à l’époque où j’ai découvert La Métamorphose. Du coup, on retrouve des effets magiques dans la pièce comme des meubles qui bougent et des illusions.

Dans votre scénographie, il y a une armoire dans laquelle Gregor est enfermé. Parlez-nous de cette « machine à jouer »…
J’ai imaginé cette armoire qui est une résurgence de celles où les enfants s’enferment quand ils ont peur mais aussi par jeu. C’est tout un monde pour lui, à la fois refuge et carapace. Mais gardons-en la surprise…

À Strasbourg, au Théâtre national de Strasbourg, du 17 au 31 janvier
03 88 24 88 24 – www.tns.fr

À Besançon, au Centre dramatique national Besançon Franche-Comté, du 5 au 7 mars
03 81 88 55 11 – www.cdn-besancon.fr

À Dole, à La Commanderie, mardi 30 avril
03 84 86 03 03 – www.scenesdujura.com

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