Miroir d’un monde disparu
Au TNS, Julien Gosselin crée un montage de textes de Léonid Andréïev, écrivain russe tombé dans l’oubli. Le Passé présente un monde verrouillé par l’ordre moral, entre académisme et cosmisme.
Après avoir exploré avec brio la littérature actuelle – Michel Houellebecq, Roberto Bolaño1 ou Don DeLillo2 – dans des spectacles fleuves, le metteur en scène se plonge dans les pièces et nouvelles de Léonid Andréïev (1871-1919), contemporain de Tchekhov et Gorki. Cette incursion dans un registre classique n’est en rien un reniement pour celui qui voit « les textes d’antan montés au théâtre comme l’occasion de conserver une mémoire de ce qui n’existe plus et lui redonner vie, plutôt qu’un matériau immuable nous parlant de notre condition humaine. Si l’on va chercher des textes classiques, c’est justement pour parler des différences avec notre monde. » Cette archéologie de la perte, pleine de nostalgie fait parler des êtres qui ne sont plus, collant on ne peut mieux avec le travail de celui dont les pièces se passent toujours “après” le récit dont il est question : « Les événements, les gens, les moments représentés sont toujours comme “vus de l’avenir”, juste après leur disparition. » C’est le grand traducteur et poète André Markovicz qui a conseillé à Julien Gosselin de lire Léonid Andréïev. Après avoir dévoré tout ce qu’il pouvait – dénichant même certains écrits en anglais, non traduits en français – il arrête son choix sur les pièces Requiem et Ékatérina Ivanovna. Dans cette dernière, il entremêle comme des monologues les nouvelles Dans le brouillard et L’Abîme. Une manière de faire se télescoper deux dimensions : l’académisme de l’époque et la philosophie du cosmisme qui inspira notamment à Tarkovski le film Solaris. Elle postule que les humains doivent coloniser d’autres planètes afin de laisser la Terre à la résurrection des morts. En ouverture, le symbolisme de Requiem rappellera avec vigueur la situation pandémique, mais de manière fortuite. Dans un théâtre, un mystérieux directeur portant un masque (la mort ? Dieu ?) et un metteur en scène font défiler des acteurs jouant des grandes figures (couple d’amoureux, prophète, etc.) devant des spectateurs remplacés par des mannequins en bois peint. Ce moment spectral devant un faux public conduit jusqu’au cri que produira le directeur face à la possibilité de faire du théâtre devant… personne ! Suit Ékatérina Ivanovna explorant les questions morales et ses interdits. Ses actes successifs prennent le ton du boulevard, du kitsch avec datcha en pleine verdure et toiles peintes. Un adolescent rongé par les pulsions sexuelles les transforme en haine des femmes. Une épouse, réchappant des coups de son mari pensant qu’elle le trompait, va se conformer à ce dont on l’accusait (à tort), en entretenant plusieurs relations. L’extrême corsetage du monde bourgeois explose les êtres, encore et encore.
Au Théâtre national de Strasbourg, du 10 au 18 septembre
tns.fr
À L’Odéon (Paris), du 2 au 19 décembre
theatre-odeon.eu
Aux Célestins (Lyon, en partenariat avec le TNP), du 20 au 25 mai 2022
theatredescelestins.com
1 Voir Poly n°196 ou sur poly.fr
2 Voir Poly n°227 ou sur poly.fr