Étrange phénomène : Meisenthal attire de nombreux artistes, comme Damien Deroubaix qui s’y est installé après une résidence au CIAV. Il y travaille et programme des expositions pour ARToPIE, structure non institutionnelle qui dynamise le territoire. Visite dans ce Triangle des Bermudes mosellan.
C’est une petite commune de 700 âmes. Un village ouvrier construit autour d’une usine de verre fermée en 1969 pour renaître de ses cendres en 1992. Depuis peu, Meisenthal irradie par-delà les frontières, grâce aux activités du Centre international d’Art verrier qui a su donner un nouveau souffle à un art jugé poussiéreux, en collaborant avec des designers et plasticiens renommés. Un parti-pris récompensé par la volonté de la Communauté de Communes du Pays de Bitche de reconfigurer l’ensemble du site attirant 52 000 visiteurs par an et comprenant la Halle verrière gérée par le Cadhame (expos d’arts plastiques, concerts de musiques actuelles et spectacles de théâtre), le Musée du verre et le CIAV. Un lourd investissement : 12 millions d’euros pour des travaux qui débuteront en 2016. Un couronnement pour le dynamisme de Yann Grienenberger, directeur du CIAV, un « centre de réinterprétation de la mémoire locale » qui aime bousculer les conventions : « Les verriers sont téléguidés par leur formation, mais les créateurs contemporains les emmènent dans des territoires insoupçonnés. » Et de citer Damien Deroubaix qui, durant une résidence de création en 2010 / 2011, a réalisé Homo Bulla5, monumentale et délicate vanité traitant de la fragilité humaine en rendant hommage aux danses macabres de Heidelberg et au travail d’Émile Gallé, un enfant du pays. Un bel exemple de réalisation permettant de sortir le verre du folklore, de « l’exotisme rural », du « “terroirisme” », affirme Yann en brandissant un étrange prototype d’objet translucide, entre vase et sculpture.
Le combat ordinaire
Il y a une quinzaine d’années, le sculpteur Stephan Balkenhol, star de l’Art contemporain résidant à Meisenthal, rachète la friche de l’orfèvrerie Manulor pour y installer un centre de création artistique. ARToPIE était né. Un bel outil situé à l’ombre de l’imposant site verrier, un projet porté par Anabelle Senger, comédienne et chanteuse hélas décédée il y a peu, qui y développe alors des pièces de théâtre en dialecte mosellan. Le lieu de 2 000 m2 se transforme vite en bouillon de culture(s), attirant compagnies théâtrales, musiciens ou plasticiens auxquels on prête, en échange d’une modique somme et d’un minimum d’implication dans l’organisation générale, un endroit de création agréable en milieu rural, loin des sirènes de la ville… hormis les concerts rock du Moon K’fé, à deux pas. Philippe Kiefer, salarié de Culture et Liberté (fédération d’éducation populaire travaillant avec les réseaux d’initiatives citoyennes ou associatives) a repris le flambeau d’Anabelle, avec un mi-temps sur place. Il ne parle pas de travail, mais « d’activité rémunérée ». L’économie est fragile, mais Philippe met toute son énergie au bon déroulement des choses et à « la coordination des projets », épaulé par une centaine de bénévoles. Des stages (percussion corporelle, sérigraphie…) et ateliers (théâtre, couture…) y sont régulièrement programmés, mais si le cœur du lieu ne cesse de battre, c’est grâce aux nombreuses résidences programmées durant l’année. Pour Philippe, celles-ci permettent « des temps de rencontre, des moments d’ouverture. Les artistes s’investissent pour faire vivre le lieu, en proposant des ateliers ou en donnant des concerts » au réfectoire, dans la salle de spectacle ou dehors, dans l’écrin de nature où se situe cet effervescent laboratoire artistique. Pour renflouer les caisses d’ARToPIE (qui doit notamment débourser 12 000 euros de chauffage par an), des actions, comme la traditionnelle grande fête du 1er mai et autres événements publics, sont régulièrement organisées.
Berlin / Meisenthal
Damien Deroubaix a contribué à attirer l’attention sur ARToPIE en y organisant des expositions depuis son aménagement à Meinsenthal, il y a deux ans. Au terme de sa résidence au CIAV, celui qui fut nominé pour le prestigieux Prix Marcel Duchamp en 2009 a en effet quitté Berlin, devenu « le Club Med des artistes », pour acquérir et retaper une vieille maison de la commune. Il a souhaité s’extraire du brouhaha arty berlinois, mais, paradoxalement, a attiré toute une faune qui se presse dans son vaste atelier où il peint ses très grands formats : collectionneurs, curateurs ou conservateurs venus de toute l’Europe. Et des plasticiens aussi, conviés à participer aux expos qu’il commissionne, sans beaucoup de budget, grâce à la débrouille et aux coups de pouce de la Drac Lorraine, mettant à profit son important réseau dans le milieu. Alors que la première – Par la racine, durant l’été 2014 – s’articulait autour d’artistes de notoriété internationale tels que Manuel Ocampo ou Barthélémy Toguo, la seconde rassemblait des créatrices sorties de la HEAR et issues du Bastion (ateliers de la Ville de Strasbourg). Des événements qui rayonnent (Bastion ! ira prochainement à la galerie de la HbKsaar à Sarrebruck et au centre d’Art Nei Liicht à Dudelange, au Luxembourg) et permettent une mise en lumière d’ARToPIE.
Le phénomène Meisenthal
Dortoirs, cuisine, salles de répét’, atelier de sérigraphie… Nous parcourons l’ancienne usine et croisons des accordéonistes, guitaristes ou batteurs derrière chaque porte ou presque. Tous sont là pour une semaine de travail en commun, en compagnie de jeunes amateurs du coin, dans le but de constituer un répertoire et de livrer un concert ouvert à tous, autour d’un bol de potage. Superviseur de l’opération Soupe & Chanson, Pierre, musicien et plasticien de la compagnie Luc Amoros, a lui aussi récemment emménagé dans le village. « Je suis venu il y a quatre ans pour une longue résidence de peinture. En échange, j’animais un atelier théâtre pour adultes. Un peu nomade, je revenais souvent ici, c’était mon QG. Je me suis dit que j’allais m’y installer, notamment pour y mener des projets au sein d’ARToPIE », explique le Bruxellois d’origine. « Au départ, il s’agit d’une bête idée de faire de la musique autour d’une soupe, mais elle fédère des gens de partout, des musiciens, une radio faisant de la recherche sonore… À Meisenthal, il y a un “esprit” », résume-t-il. Tous nos interlocuteurs évoquent une vie associative intense, des réseaux qui se forment, une étonnante « dynamique », un « Pont-Aven » du 57 voire un « paradis ». Le directeur du CIAV parle même, en se marrant, d’« une pierre druidique dite des Douze apôtres, pas loin d’ici, qui aurait des vertus magiques » pour expliquer le « phénomène Meisenthal ».
03 87 96 94 15 Prochaine exposition : La Ligne, du 21 juin au 19 juillet, avec Rainier Lericolais, Lionel Sabatté, Patrick Neu ou Stephan Balkenho
6 rue de la Poste à Meisenthal