Fin de partie
Près de quarante ans après sa création, May B, cultissime pièce de Maguy Marin, n’en finit pas de tourner et de confronter de nouvelles générations de spectateurs à l’absurdité beckettienne dans les corps hantés de la chorégraphe.
« Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. » L’incipit de Fin de partie de Samuel Beckett constitue la seule parole humaine de May B. Rien de moins qu’un joyau du répertoire de la danse contemporaine qui réconcilia avec toute la vigueur de sa force les champs du théâtre, auquel appartient le Nobel de Littérature irlandais, et celui de la danse emprunté par Maguy Marin, formée notamment auprès de Maurice Béjart. Difficile aujourd’hui d’imaginer la chorégraphe, tout juste trentenaire, écrire fébrilement aux Éditions de Minuit, en 1981, pour demander l’autorisation d’adapter à la scène les destins suspendus des personnages de ce monstre vivant de la littérature. Sa rencontre avec l’auteur la conforte dans sa lecture des didascalies rythmant les mouvements des corps abîmés peuplant ses pièces, dans son envie de montrer la fragilité de la chair, de célébrer l’humanité tragique et la souffrance d’être au monde. Le spectacle prendra le titre de May B, écho à May Beckett, mère de Samuel et aux troubles existentiels que leur relation engendrera.
Sur un poignant lied de Schubert, dix danseurs grimés de talc et d’argile errent sur le plateau. Des va–nu–pieds spectraux aux gestes saccadés et aux petits pas mal assurés, rythmés par des battements de tambour, dont nous ne saurons s’ils peuplent un asile d’aliénés ou un hospice abandonné. Des Edward aux mains d’argent catapultés dans une version rétro-futuriste du Thriller de Michael Jackson. Corps au cœur suspendu à toutes les craintes imaginables. Petits vieux sans âge aux peurs d’enfants qui se figent tels des oisillons au moindre craquement. Ces voyageurs sans destination aux regards hagards se frôlent et s’agrippent, ondulent en saccades, soumis au groupe. Marionnettes dénués d’attaches aux mouvements d’automates anxieux dont l’expressivité saisissante happe le spectateur, l’invitant dans le puits sans fond de ses fêlures. À mi-chemin entre grotesque et sublime, ils dansent, frappent du poing dans leur pogne, solidaires et jamais seuls, affrontant peureusement l’absurdité d’une existence en guenilles dont on préfère rire jusqu’au sanglot pour mieux en affronter l’inéluctable fatalité. Comme dans un film muet en noir et blanc, Maguy Marin déploie avec une acuité confondante des gestes essentiels, livrant les aspirations frénétiques et les peurs obsessionnelles de ces autres nous-mêmes s’agitant comme un miroir déformant sur scène.