L’aînée d’une famille noire vient réclamer des comptes à ses parents et sa fratrie. Ainsi va mauvaise, quête de reconnaissance de maltraitance dans une langue crue signée debbie tucker green1. Entretien avec le metteur en scène Sébastien Derrey.
Le titre français (mauvaise) est presque aussi intéressant que l’original (born bad 2) dans le trouble de son sens…
En anglais, il fait référence au personnage de La Mère disant que La Fille est née mauvaise. Mais en effet, la traduction est excellente, ce qui n’est pas évident avec cette autrice travaillant comme une compositrice, mêlant dans sa langue une palette de sons et de rythmiques précises, quasi musicales. Une langue pétrie d’histoire et d’influences.
Si j’osais le jeu de mots, la langue est très râpeuse, orale et urbaine, avec beaucoup de violence. Les personnages s’y coupent la parole, chacun ayant du mal à finir ses phrases, à affronter ce qu’ils ont envie de dire, ou plutôt de faire avouer à l’autre…
Le parler est jeune, influencé par le rap et le slam, donnant un flux de mots et de silences. Cela crée un effet saisissant de réalisme, le tout étant écrit comme une partition rigoureuse avec ce qui doit se chevaucher et quand. Il y a une manière de faire du bruit, de se manifester sans savoir tout de suite de quoi ça parle. Nous sommes pris dans le vertige de la parole et nous devons reconstruire le sens car il nous faut attaquer le silence de la famille que La Fille vient faire exploser.
La Fille demande des comptes à chacun, tente de faire avouer l’inceste, a besoin qu’ils reconnaissent leur déni et leur responsabilité, les uns devant les autres puisque tout le monde est condamné à rester en scène ! Tous cheminent dans le souvenir et ses aléas, ses déformations venant instiller le doute…
Chacun a non seulement sa vérité, mais de bonnes raisons de croire ce qu’il dit car ils n’ont pas vécu les mêmes choses. Il y a des différences d’âge importantes entre les quatre frères et sœurs. Comme dans la réalité, la personne qui a le courage de révéler une telle maltraitance n’a souvent que ses propres dires pour l’appuyer. Elle trouve du déni en face. Les enfants apprennent malheureusement à taire, comme les adultes, ce type de tabous. On s’arrange avec, on ne veut pas voir. La force de La Fille est d’attaquer le silence et la vérité sans relâche, mais il est difficile pour la communauté de l’écouter et d’imaginer que ce qu’elle dénonce a été possible. Le Père, pourtant au centre du drame, ne dit quasiment rien. Finalement, chacun sauve sa peau et La Fille se voit trahie, lâchée, renvoyée à un rôle de menteuse.
Elle découvre aussi qu’elle n’a pas été la seule à être abusée, se retrouvant à son tour mise en défaut…
La famille tient par le silence en même temps qu’il l’écrabouille. Ils tentent de dire sans réussir à nommer. C’est dans les silences que nous sentons ce qu’ils partagent. Le rôle du Frère est ainsi terrible, déchirant, car toute son identité est réduite à cela, l’amour trop grand du père, la protection de sa mère qui ne doit pas savoir ce qu’il a subi. La Sœur 1 a assisté à tout, elle est dépositaire de la mémoire qui vacille, en conserve des « bouts qui comptent ». La Sœur 2 n’a pas vraiment connu ça. Elle refuse de croire que c’est possible. C’est la plus violente et virulente, blessée par la possibilité du mensonge.
La Mère et Le Père sont, tout du long, en ligne de mire. S’il est l’auteur des faits reprochés, son rôle à elle est tout aussi terrible…
Elle est mise en question car elle a choisi La Fille pour son époux, ce qui est affreux. debbie tucker green détruit l’idée de la figure maternelle protectrice, comme elle tape souvent dans ses textes sur le manque de solidarité féminine. Le déni du personnage est ici épouvantable. Comme le décrit très bien l’anthropologue Dorothée Dussy, l’inceste est constitutif de nos sociétés. On ne sait ni le voir, ni en parler, malgré des estimations très fortes : près d’un enfant sur 10 en classe de CM2 en serait victime. Faire exploser la vérité demande un effort surhumain et la faire reconnaître par la loi est encore plus difficile.
Vous parlez d’une « poétique de l’affleurement » à propos des nombreux silences émaillant la pièce. L’autrice juxtapose les noms des personnages sans répliques, mais avec une attention particulière à l’autre. Comment travailler cet espace de jeu pur ?
Cela concerne tout ce qui n’est pas dit, tous les trous pour que les spectateurs puissent s’y engouffrer. Une énorme partition de silences et de regards. Le silence est ici écrit comme un son : « un temps », des longs silences et des silences actifs avec les noms des personnages dénués de répliques qui sont un splendide cadeau au secret de l’acteur. Il implique de trouver une autre manière de parler avec son corps. Le plus fort est ce qui est tu et affleure. La violence du silence de cette famille réside dans son secret. Le Père ne disant pas quatre phrases, en étant là tout du long, à parler avec son mutisme. Les enfants entre eux ont une manière de signifier avec presque rien. Personne ne sort de scène, il leur faut donc contrôler leur parole, inventer une manière de s’exprimer en disant le minimum pour avouer des choses terribles.
Que nous réserve votre scénographie, champ laissé libre par l’autrice qui n’impose qu’un certain nombre de chaises ?
Les chaises fondent l’architecture de la famille, assignant une place à tous. Une reste vide, celle de La Fille qui refuse de s’asseoir. Ce parti-pris radical raconte tout par de fines variations : une chaise disparaît à un moment, c’est la clé. Pour le reste nous avons cherché un espace qui nous mette en proximité avec le public : une sorte de boîte fermée, un intérieur très large, presque panoramique. On peut balayer la scène du regard et voir chacun dans sa solitude et inviter le spectateur à choisir son regard. Le lointain est sombre et ouvert. Quant aux costumes, ils évoquent le démembrement de la famille dans un travail sur une manière d’exposer ou de cacher des blessures avec des superpositions de matières qui manifestent cela physiquement.
1 debbie tucker green rejette les conventions orthographiques courantes, en particulier l’utilisation des majuscules pour son nom comme pour les titres de ses pièces
2 Paru chez Nick Hern Books (2003)
Au Théâtre national de Strasbourg du 23 au 31 mars
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