Marianne guidant le peuple
Elles sont dévêtues et posent avec fierté pour Marianne Marić. Ses Filles de l’Est, la poitrine gonflée d’énergie, Amazones pleines de vie, font souffler un vent de liberté sur des territoires désolés.
Marianne Marić peut être perçue comme une artiste “classique”, s’inscrivant dans la tradition du nu, pictural – son bel hommage photographique à Jean-Jacques Henner de 2008, récemment revisité en Odalisque aux baskets – ou sculptural avec Les Statues meurent aussi. Les images de cette série, évoquant les femmes athlétiques de Richard Avedon, montrent des êtres de pierre semblant faits de chair et d’os et, inversement, des corps à l’apparence du marbre comme cette demoiselle en contre-plongée qui pourrait sortir de l’atelier du Bernin et du XVIIe siècle italien… si elle ne se faisait pas tirer la culotte dans la raie des fesses et ne portait pas une bouteille à la main, en une attitude “barock”. La première rétrospective française du travail de l’artiste mulhousienne, à La Filature (fin 2017), a permis d’y voir plus clair dans le travail (a priori) foutraque, mais subtil, de celle pour qui le sous-texte, le contexte et le hors-champ sont capitaux : Prijedor montre un calme centre de loisir… dans une cité de Bosnie-Herzégovine où les nationalistes massacrèrent les non-Serbes. Malgré les horreurs de l’histoire, la vie continue.
Cette punkette un rien provoc’, sympathique pétasse (d’Alsace), ingurgite des kilos d’images de toutes sortes pour nourrir un corpus d’une grande cohérence, même s’il est chargé de références : les femmes sexy et l’esthétique fashion de Guy Bourdin (évident à la vue de Kino Bosna), les autoportraits de Frida Kahlo avec bijoux et coiffes traditionnelles ou les fêtards et autres couche-tard destroy flashés par Nan Goldin. Avec la nudité pour fil rouge, jeu dangereux ou cérémonial ludique, les photos de Marianne sont parcourues par le sexe et l’effroi. Appelons un chat une chatte : même les mignons lol cats qui squattent ses clichés semblent évoquer des toisons intimes, quant ils sont coquinement placés. Les “pudiques insolentes” captées par la photographe se dévoilent et affrontent l’autorité, la religion – comme cette jeune musulmane, lascive devant l’objectif –, le pessimisme, l’obscurantisme et la grisaille ambiante, la “politique de rigueur” morale qui voudrait brider les désirs et voiler les corps. Il y a aussi Les femmes françaises, grappe de jolies filles nues prises dans le bleu-blanc-rouge des drapeaux flottant sur le balcon du Musée de la Citadelle de Belfort, une « image qui a fait le tour des réseaux sociaux au moment des attentats », se rappelle Marianne avec malice.
Lorsqu’en 2012 la plasticienne se rend en Bosnie-Herzégovine sur la terre de ses parents, elle est confrontée à des paysages dévastés, des destins brisés et des tragédies soulignées qu’elle capte dans Les Roses de Sarajevo, photos de traces d’obus peintes en rouge par les citoyens refusant d’oublier les blessures du conflit qui frappa l’ex-Yougoslavie : des marques laissées par les bombes, des flaques de sang, des bouquets de fleurs du mal. Les lumineuses filles de Marianne (lorsqu’il ne s’agit pas de ses Lamp Girls) irradient le Pont latin, à quelques encablures du lieu du meurtre de Franz Ferdinand, un certain 28 juin 1914, date où l’Europe bascula dans l’épouvante fratricide. Un siècle plus tard, les amies de Marianne sont autant de (belles) plantes poussant sur un champ de bataille, l’artiste s’intéressant aux interstices d’où émane la beauté. Quand elle nous confie rêver d’acquérir un vase japonais réparé selon la méthode du kintsugi, soudure réalisée à la poudre d’or, Marianne Marić, armée de son 24×36, illustre d’une belle métaphore sa démarche de photographe / repriseuse du réel.