Marcelle Duchamp
La Fondation Fernet-Branca rassemble les travaux d’artistes femmes sélectionnées par le prestigieux Prix Marcel Duchamp (lire encadré). Elles nous convient à un voyage dans un paysage intérieur, un nouveau territoire.
Dans un temps pas si lointain, il était mal vu, voire inconcevable, d’être femme et artiste : demandez à Amantine Aurore Lucile Dupin pourquoi elle écrivait sous le pseudo George Sand ou aux Guerrilla Girls ce qu’elles pensent de la représentativité féminine dans le monde de l’art… Pierre-Jean Sugier refuse d’en « faire un élément de communication », mais il s’intéresse depuis fort longtemps, en tant que directeur du Centre d’Art contemporain de Rueil-Malmaison puis aujourd’hui de la Fondation Fernet-Branca, au « regard des femmes ». À Saint-Louis, il a ainsi récemment accueilli le très beau travail pictural de Rachel Lumsden1 ou les photographies – autant de fenêtres ouvertes sur le monde – de Marie Bovo2, exposées cette année en l’Église des Trinitaires à l’occasion des Rencontres d’Arles. Le Prix Marcel Duchamp, ce sont 70 artistes travaillant en France, « et donc pas forcément français. C’est un prix qui n’est pas cocardier », insiste Pierre-Jean Sugier. Une petite vingtaine a été sélectionnée par la commissaire Alicia Knock pour l’exposition La Terre la plus contraire. Le titre, poétique et énigmatique, vient d’un recueil de poèmes de l’argentine Alejandra Pizarnik, évoquant un territoire où « chaque image est unie à une autre par une petite corde ». Un fil rouge soyeux que nous déroulons avec délicatesse.
Un univers
Alicia Knock a conçu l’exposition comme un « lieu déterritorialisé », un projet qui « interroge les frontières intimes et collectives », convoquant beaucoup de Valérie (Belin, Favre3 et Jouve), mais aussi Farah Atassi, Carole Benzaken, Anne-Marie Schneider ou Ulla von Brandenburg. Cette dernière présente Blue Curtain, Yellow Curtain, Pink Curtain, installation jouant sur l’espace en le découpant grâce à du textile (bleu, jaunes et rose) suspendu et tombant avec grâce. L’œuvre de la plasticienne allemande évoque le théâtre et ses lourds rideaux s’ouvrant sur une scène, la peinture maniériste et ses drapés sensuels ou une architecture avec ses couloirs de circulation. Le visiteur “s’introduit” dans l’installation par une fente entre deux plis de tissu, comme un clin d’œil à Hon de Niki de Saint Phalle, conviant le public, en 1966, à pénétrer dans une sculpture monumentale anthropomorphique par son sexe. « Les gens semblent passer sous des jupes », s’amuse Pierre-Jean Sugier. Durant l’exposition, nous errons de l’intime à l’universel, comme c’est le cas avec le travail politique de Maja Bajevic qui utilise le même médium qu’Ulla von Brandenburg pour interroger l’industrie de la filature (nous sommes dans la région mulhousienne). Le directeur de Fernet-Branca : « Au XIXe siècle, les entreprises européennes imprimaient des motifs traditionnels venus d’Indonésie ou d’Afrique et vendaient leurs étoffes à l’autre bout du monde afin de concurrencer la production locale. Il s’agissait d’une pratique économique très en vogue alors qu’aujourd’hui, c’est l’inverse », avec le made in China excessif et les contrefaçons de sacs aux monogrammes Vuitton bâclés ou autres imitations cheap de grandes griffes françaises. Pour l’installation Import / Export, Maja Bajevic interroge ce process en “mettant en concurrence” deux sociétés chinoises, leur soumettant des motifs géométriques qu’elles ont reproduit sur des toiles. Exposées, ces deux séries abstraites questionnent autant la mondialisation que la notion de reproduction.
Des tranches de vie
Carole Benzaken recentre le propos sur sa propre expérience, réalisant depuis des années un travail autobiographique en work in progress, un Rouleau à peinture entamé en 1989 qu’elle alimente régulièrement. Cette œuvre en partie déroulée sur une table de la fondation est l’une des plus intrigantes de l’exposition nous confie Pierre-Jean Sugier ayant observé un public curieux (et un zeste indiscret), contemplant longuement le fil des images de l’artiste, comme s’ils lisaient son journal intime, ici ouvert à tous. On y voit des images peintes, floues ou aux contours précis, des détails (un œil, un personnage de babyfoot…), des petits riens qui comblent une existence. Ce travail intimiste est présenté au public comme la bobine du film de la vie de Carole Benzaken qui semble s’apprêter à projeter son univers intérieur sur un écran géant. On se faufile discrètement pour assister à la séance. Rideau !
un turner prize à la française
Xavier Veilhan, Wang Du, Thomas Hirschhorn, Philippe Ramette, Claude Lévêque, Dominique Gonzalez-Foerster ou Saâdane Afif : des noms connus, des artistes célébrés ici et dans le monde, des plasticiens qui ont tous été distingués par le jury du Prix Marcel Duchamp dont la mission est « de contribuer au rayonnement international de la scène artistique française et de sensibiliser un large public à la vitalité de la création contemporaine ». Initié en 2000 par l’Association pour la Diffusion Internationale de l’Art français (ADIAF), ce prix, remis à l’occasion de la FIAC, a permis de remettre en avant la scène française trop peu visible à l’époque. (voir Poly n°136 ou sur poly.fr)
1 Voir Poly n°197 ou sur poly.fr
2 Voir Poly n°190 ou sur poly.fr
3 Voir Poly n°184 ou sur poly.fr