Mappemonde de l’intime
Pour la 3e fois, Nicolas Bouchaud se fait passeur de parole, seul en scène. Son nouveau défi, Le Méridien, qu’il crée au TNS : un discours audacieux de Paul Celan, lancé à la face du milieu culturel allemand, mêlant critique de l’art officiel, ode à la poésie et évocation de l’holocauste.
Darmstadt, 1960. Lauréat du prix Büchner, Paul Celan monte à la tribune. Un discours bien armé entre les mains. Lui, le poète juif de langue allemande ayant grandi dans une province roumaine. Lui dont les parents sont morts dans les camps d’extermination. Lui qui a survécu aux camps de travail et vécu l’exil. Il entame, par le prisme des œuvres de Georg Büchner, une démonstration érudite mais non moins superbement sensible de ce qu’est la poésie tout en dénonçant l’art officiel. Le poète convoquant la part d’ombre des mots, pousse un cri voilé aux tenants culturels de la bonne société, réunis devant lui. Un assourdissant écho au silence d’alors sur la Shoah, au rôle qu’a pu y jouer, qu’on le veuille ou non, l’art. « Tout est crypté dans le discours de Celan », confie Nicolas Bouchaud. « Quand il dit le mot Art, il pense à deux choses : vraisemblablement à l’art officiel, à l’instar de Büchner s’élevant contre Schiller et l’Idéalisme allemand, mais aussi à cette compromission qui a existé entre l’art et le nazisme. Son plus célèbre poème, Fugue de mort, est tout à fait explicite sur l’extermination des Juifs. Il l’a écrit en souvenir de sa mère, en 1946, y décrivant les nazis faisant jouer des morceaux de musique classique par les orchestres de détenus dans les camps pour couvrir le bruit des meurtres. Dans son discours, au fond, il y a tout ça ! Mais il est incorrigible. Il crypte tout : en ne disant pas, il espère que ce sera encore plus entendu. »
Il fallait être gonflé pour oser faire à ces Allemands appartenant à l’élite culturelle, un cours sur leur propre culture et ses parts d’ombre. « La poésie est pour lui ce pas de côté, ce non proclamé face à quelque chose. Le risque, aussi, car elle ne va pas, contrairement à l’art, sans conséquence. N’oublions pas que Lenz, très présent dans son exposé, devient fou et que Celan n’allait pas très bien lui-même », raconte le comédien. Le défi de porter sur scène ce texte à tiroirs, qui contient une multitude de types d’adresses (discours, poèmes, extraits de pièces, références voilées, attaques…), réside dans la complexité à faire émerger à la conscience des spectateurs la pluralité de ces couches interprétatives. Au premier lieu desquelles, la situation historique de son énonciation et la sévérité de la leçon qu’il assène à son auditoire. « Nous choisissons de faire apparaître l’arrière fond historique comme des traces au sol, un poème lu en allemand ou ce 20 janvier associé à Lenz dont il parle tant, sans qu’il ne concerne que lui. Tout poème y est toujours lié : le 20 janvier est aussi celui de 1942, date de la conférence de Wannsee décidant de la mise en place de la solution finale. Il importe car la poésie de Celan se construit à partir d’Auschwitz, sans que ce soit, pour lui, le point final de notre humanité mais, peut-être, le point de départ. Le procès Eichmann n’aura lieu qu’un an après, en 1961, en Israël donc cette question est encore un black-out à l’époque en Allemagne », rappelle-t-il. Mais cette dimension offensive et engagée du discours « doit apparaitre au fur et à mesure que le plateau se charge, afin que cette lecture des choses ne catalyse pas toute l’attention et ne teinte pas tout le spectacle de brun. »
Renversement du souffle
Le Méridien est un trajet d’une grande richesse qui relie Büchner, Lenz, la poésie et l’histoire comme une cartographie intérieure. « Nous avons tous en nous une mappemonde intime. Paradoxalement, plus elle est intime et plus elle concerne tout le monde. Ainsi Celan définit-il sa poésie : l’affirmation d’un “je” pour parler à l’autre. Il va à l’encontre du Beau au profit de l’expérience radicale de la présence d’une personne. Alors seulement le poème peut-il être une bouteille à la mer. » Chercher l’ombre en soi et en chacun pour trouver un espace commun. La poésie est toujours « un paysage. Ce n’est pas la compréhension du lecteur qu’il cherche, mais sa faculté d’attention. Tout le débat esthétique du Méridien est là : les extraits de Büchner qu’il cite comme Valerio dans Léonce et Léna (l’art serait ce qui est automatique, des pantins…), ce que dit Camille dans La Mort de Danton, mais aussi Lenz. La théorie esthétique de Büchner est que l’art se trouve dans la personne la plus insignifiante et pas dans le sentiment de la beauté. L’art véritable n’est pas ce qui imite. Voilà qui me parle en tant que comédien, moi qui ai toujours travaillé sans me dire que j’imitais quelque chose mais plutôt que j’allais faire au mieux pour que les gens puissent voir une vie en train de se faire, une chose en train d’apparaître. Et donc susceptible de ne pas se faire ! Le moment poétique est celui où, physiologiquement, notre souffle arrive au bout de son inspiration ou expiration, pour repartir dans l’autre sens. C’est aussi celui où le souffle peut s’arrêter ou continuer. La poésie est une question de vie ou de mort. »
Contrairement à la proximité qui s’instaurait avec le public dans La Loi du marcheur, l’exercice de style inhérent au discours officiel avec ses codes et usages contraint Nicolas Bouchaud à jouer les funambules dans « une marche qui part de “Mesdames et messieurs, je veux vous parler de l’art” pour arriver, en passant par la poésie, au lieu de l’utopie, dans un mouvement de retour chez soi qui, pour Celan, est celui de l’exil. » Une véritable utopie. Un lieu sans lieu. Que chacun peut arpenter.
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