L’Homme Cent Visages
Solo de Maguy Marin composé pour son fils David Mambouch, Singspiele fait un éloge de l’infime où l’intime du geste donne vie à des visages de papier. Une dose de douceur dans un monde de brutes dont la chorégraphe dépièce l’(in)humanité, balayée par les vents de Umwelt.
Au commencement il y a un corps. Un comédien en slip blanc dont la tête est cachée derrière un calepin dont il égrène les feuilles imprimées de portraits en gros plan, comme autant de Figures de Jules Supervielle : « Je bats comme des cartes / Malgré moi des visages, / Et, tous, ils me sont chers. / Parfois l’un tombe à terre / Et j’ai beau le chercher / La carte a disparu. » David Mambouch erre en un long plan-séquence dans un couloir, face au public. Trois assises cubiques surplombées de patères où l’attendent chemises, vestes et accessoires lui permettant d’instiller vie à la succession de visages qu’il arbore. Ainsi se présente Singspiele. Ces “masques” figés, mélange de personnalités (BHL, Pujadas, Churchill…) et d’inconnu(e)s mais aussi d’expressions diverses (rire, étonnement, froideur, gueule cassée…), focalisent notre attention sur l’incarnation corporelle de l’interprète, la finesse de ses mouvements, contenus et ralentis, épurés et soignés : la cambrure du buste, les mains qui se croisent, un tremblement imperceptible en s’asseyant…
L’échantillon des expressions et des regards, tantôt fuyant d’un côté, tantôt plongeant en nous frontalement, entraîne à lui seul un début d’atmosphère que ne se prive pas d’attiser l’interprète de ce théâtre muet pour mille et un personnages puisant aussi bien dans les attitudes du cinéma muet que vers le butō ou le théâtre nô. Dans une lumière criarde, ce travelling immobile d’une heure donne vie à des histoires qui s’ébauchent dans l’instant, tissées dans l’infime d’un bouton qui se ferme, d’une cravate qui se noue ou de talons qui s’enfilent avant que ne se croisent des jambes dont on oublie la pilosité. Non content de s’effacer génialement derrière ces visages (le sien revient deux fois, en clin d’œil), David Mambouch – qui mord une tirette pour tenir le dispositif en bouche – joue “petit”. Son corps s’oublie au profit d’un sentiment chaque fois renouvelé d’hypnotisme et d’attention au détail captivant tout notre être.
Épuiser les possibles
En contrepoint à Singspiele est présentée dans le même temps Umwelt de la même Maguy Marin. Une pièce de 2004 re-créée en 2013 sans rien perdre de sa superbe. Neuf danseurs errent au milieu d’une scène toute en largeur, cisaillées de sept ouvertures sur un fond de miroirs que d’énormes souffleries font vaciller et tanguer. S’y jouent, dans un jeu d’apparitions fugaces et impromptues des bribes de vie : les personnages s’agrippent par le colback, se déshabillent et s’enlacent, se braquent avec un flingue ou s’essuient comme s’ils sortaient de la douche dans un jeu de canon, d’écho et de répétition rythmé. La chorégraphe tisse des haïkus de réalités par touches savamment agencées, déployant toute une gamme de violences, de désirs et de quotidien sautant au visage comme un miroir de nos petites solitudes modernes au milieu de ces grandes postures qui nous font nous sentir vivants et appartenir à une société dont le ciment ne serait que vacuité et légèreté de l’être frisant avec l’inconscience. En témoigne la lente dérive vers l’accumulation et le rejet de déchets, plus ou moins volumineux (briques, parpaings, livres, poupon de chiffon, arbres en pots…) finissant par joncher l’avant-scène. Une frénésie au son entêtant et strident d’une musique aussi immuable que l’action humaine peut se faire destructrice.