La Guerre, la guerre, la guerre de Leïla Slimani est le premier tome d’une trilogie intitulée Le Pays des autres. Entre fresque historique et destinées intimes, cette saga familiale éblouissante se déploie dans le Maroc des années 1950. Rencontre avec le Goncourt 2016.
Comment interpréter ce titre, Le Pays des autres ?
C’est une référence à la colonisation bien évidemment, lorsque votre pays devient celui des autres. Mais existent d’autres significations : dans les années 1950, les femmes vivaient dans le pays des autres, celui des hommes. Aujourd’hui, pour ma part, que ce soit au Maroc ou en France, j’ai toujours l’impression de vivre dans le pays des autres, un sentiment partagé avec Kamel Daoud. Nous en avons beaucoup parlé ensemble : d’un côté de la Méditerranée je suis “trop occidentale”, de l’autre “trop arabe”. Revenir sur mon histoire familiale est une tentative de comprendre cette altérité : marocain, mon grand-père a combattu sous l’uniforme français au cours de la Deuxième Guerre mondiale, puis est rentré au pays avec son épouse alsacienne.
Être étranger partout, n’est-ce pas l’état naturel de l’écrivain ?
Oui, effectivement et ce sentiment d’être étrangère partout me plaît énormément. Il permet de voir la personne la plus éloignée de soi comme un alter ego, mais c’est un véritable privilège de pouvoir le vivre sans douleur, ni mal-être.
En évoquant l’histoire d’Amine et Mathilde sur les dix ans qui aboutiront à l’indépendance du Maroc en 1956, vous faites du pays un protagoniste central d’une ample fresque…
Je voulais lui rendre la part de romanesque qu’il contient : son histoire est passionnante, pleine de panache, mais finalement assez mal connue. J’avais le sentiment que l’Algérie avait pris beaucoup de place, ce qui est normal, et souhaitais replacer le Maroc au centre du jeu en narrant la destinée d’une famille pendant une soixantaine d’années.
Dans quelle mesure Amine est-il proche de votre grand-père ?
Son histoire est le substrat du roman, mais il était un homme taiseux, très secret. Je ne sais pas grand-chose de lui, de ses sentiments réels et me suis inspirée des anecdotes familiales, de souvenirs qui ont traversé les générations, souvent enjolivés. S’il y a beaucoup de fiction dans le personnage d’Amine, ce qui est très proche de mon grand-père est la une certitude qui l’animait : il pensait que le travail et l’honnêteté portent toujours leurs fruits.
À l’époque, comment est jugé le couple mixte qu’il forme avec Mathilde, jeune fille rencontrée en Alsace, alors qu’il était soldat ?
Au premier regard, il peut sembler improbable : ce couple est une anomalie pour l’époque, même si un tel phénomène, certes minoritaire, a existé. Depuis que j’ai écrit ce livre j’ai reçu de nombreux témoignages racontant des histoires similaires de femmes mariées avec des Algériens, des Marocains ou des Tunisiens. La guerre avait permis de mettre en contact des populations qui ne se seraient jamais rencontrées sinon.
Comment décrire cet après-guerre au Maroc ?
C’est un moment passionnant, où toutes les cartes sont rebattues, où les ruptures sont multiples : les jeunes remettent les vieux en cause, les Arabes remettent les colons français en cause, les femmes commencent à remettre en cause la domination patriarcale.
Inspirée de votre grand-mère, Mathilde est très émancipée pour l’époque : peut-on la considérer comme une féministe ?
Je ne sais pas si elle aurait qualifié ainsi son attitude, mais en tout cas ma grand-mère ne s’en laissait pas compter et considérait qu’elle devait avoir une considération égale à celle les hommes, revendiquant simplement sa place dans le monde.
Lors d’un retour dans son Alsace natale elle est traversée par l’idée de ne plus rentrer au Maroc…
Mes héroïnes féminines sont toutes habitées, à un moment ou un autre, par le désir d’abandonner leurs enfants, de se défaire de cette responsabilité, formulant la question : « Si je ne vous avais plus quelle femme serais-je ? » Mathilde revient en Europe, où il est possible d’avoir une vie très différente de celle qu’elle mène à Meknès. Elle peut se réinventer un destin, mais comprend assez vite que la condition des femmes dans les années 1950 ne varie pas tant que cela en France ou au Maroc. Vous êtes mariée, vous avez deux enfants, il est très difficile de dire que vous vous êtes trompée. La pression est forte : vous avez fait un choix et il faut l’assumer en allant au bout quel qu’en soit le prix.
Dans ce roman, vous explorez des dominations croisées, des hommes sur les femmes, des colons sur les colonisés. Comment les décrire ?
J’avais le désir d’éviter tout manichéisme, de ne pas scinder le monde entre bons et méchants, dominés et dominants. J’ai tenté de donner une vision kaléidoscopique en clair-obscur de la société afin de mettre à jour les rouages de ces mécanismes de domination.
Leïla Slimani est l’invitée de la soirée d’ouverture des Bibliothèques idéales
(03/09, Cité de la Musique et de la Danse, Strasbourg, sur inscription)
bibliotheques-ideales.strasbourg.eu
Elle préside l’édition 2020 du Livre sur la Place (11-20/09, Nancy) où elle sera présente trois jours (11-13/09, sur inscription)
lelivresurlaplace.nancy.fr