Les yeux de laura
Sur un air noisy de Sonic Youth, 1984-1999. La Décennie, exposition du Centre Pompidou-Metz, dévoile la dynamique d’une période pas si lointaine, les nineties. Un arrière-plan sombre pour des créations empreintes d’humour et d’étrangeté lynchienne.
Un méli-mélo où l’on croise le visage holographié de Laura Palmer, dont le regard suit les visiteurs, ou les membres de tribus techno immortalisés par l’objectif de Wolfgang Tillmans. Un parcours jalonné par des vidéos, photos, installations, affiches et revues, comme autant de marqueurs d’une période difficile à saisir. Un espace paysagé, scénographié par la plasticienne Dominique Gonzalez-Foerster, observatrice active de cette époque, qui joue sur les effets de miroirs, au propre comme au figuré, créant un dialogue entre les arts plastiques, le design, le ciné ou la musique et évoquant les réseaux informels d’artistes qui se sont tissés durant les années 1990, avant l’avènement d’Internet. Ainsi, la musique de Sonic Youth diffusée dans l’un des espaces résonne avec les travaux de Raymond Pettibon, Richard Prince ou Mike Kelley, artistes qui ont réalisé des pochettes de disque pour le groupe new yorkais…
Generation X
Stéphanie Moisdon, commissaire, parle d’un « panorama sur ce qu’est et ce qui a fondé cette scène ». D’où « un cadre décennal débordant », un départ en 1984, année orwelienne. « Il ne s’agit ni d’une rétrospective, ni d’un inventaire, mais de l’évocation d’un moment particulier de transition, qui s’inscrit dans une période très dépressive : la chute d’un mur, des idéologies ou des récits héroïques, la fin des avant-gardes et l’apparition d’une épidémie, le Sida. » Beaucoup d’œuvres présentes en témoignent : PLA©EBO, plaque de médicaments grand format signée General Idea, par exemple. Dans ce contexte de crise, une nouvelle génération d’artistes, de critiques ou de galeristes (la Generation X de l’écrivain Douglas Coupland, celle des gens nés dans les années 1960 / 1970) va « vivre, penser et produire ensemble. Il ne s’agit pas de créer des chefs-d’œuvre, mais de travailler dans une économie de moyens, librement, avant la mondialisation, que l’art ne devienne un segment de l’industrie culturelle et que le marché ne reprenne ses droits. » Cette décennie « mélancolique, frappée par le souvenir de Kurt Cobain », est une parenthèse désenchantée, mais pleine de vitalité, durant laquelle on cherche à s’inventer des espaces collectifs utopiques, des « contre-mondes » où se réfugier en attendant le bug de l’an 2000 qui n’arrivera jamais.
Qui a tué Laura Palmer ?
Dans l’ouvrage édité à l’occasion de l’exposition, Une histoire (critique) des années 1990, Michka Assayas évoque des années « traversées par des courants et mouvements contradictoires », une décennie fractale, qui refuse tous les modes de catégorisation. D’où le choix d’une expo kaléidoscopique où l’on erre, sans repères (il n’y a volontairement pas de panneaux de médiation), proche de l’univers de David Lynch, cinéaste qui hante La Décennie. De nombreux artistes furent marqués par l’image de la fantomatique Laura Palmer, comme Philippe Parreno qui avec No More Reality (réplique du panneau de Twin Peaks) rend hommage à la série culte en même temps qu’au cinéaste à l’influence prépondérante : la pierre qui parle de Parreno ou l’âne portant une télé de Cattelan semblent habités d’une bizarrerie rappelant l’auteur de Blue Velvet. Ces deux artistes et beaucoup d’autres utilisent un vocabulaire enfantin et s’accaparent des référents teenage. « Il ne s’agit pas de l’adolescence comme âge, mais d’un état, notamment de régression, comme le montre le travail de Mike Kelley et Paul McCarthy dont est présentée la vidéo Heidi, un véritable choc. » Cette œuvre, sorte de théâtre de marionnette filmée, est basée sur l’histoire de la petite orpheline des alpages, revue à la sauce trash. La confrontation ville / nature, présente dans Heidi, se retrouve dans la scéno de l’expo.
Les plasticiens rassemblés ici sont des figures impertinentes et ironiques, des êtres nomades « qui disent quelque chose d’une trajectoire oblique, d’une manière de travailler avec la culture vernaculaire et les refoulés de l’histoire ». Stéphanie Moisdon, protagoniste de cette période (en tant que commissaire ou au sein de revues comme Purple), regrette que cette insolence soit devenue « impensable dans l’institution aujourd’hui. L’exposition La Décennie, sans liens analogiques ni hiérarchie entre les genres, permet de transmettre la radicalité de cette époque, en évitant de la muséifier.
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