Les temps modernes
Nos Modernes : un titre d’exposition qui sonne comme un manifeste. La Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe propose en effet quelque 200 œuvres tirées de ses riches collections et représentatives des courants artistiques majeurs de la première moitié du XXe siècle.
Le parcours débute avec les “pères de l’art moderne”, Monet, Pissarro, Degas ou Cézanne. La volonté de montrer le réel vole progressivement en éclats, couleurs et formes semblent alors investies d’une existence propre. Les “canons” de l’art moderne, dont l’année de naissance officieuse est 1907, celle où Picasso peignit Les Demoiselles d’Avignon, se mettent progressivement en place. À Karlsruhe, le voyage est séduisant et prestigieux : une Tour Eiffel fragmentée et éclatée de Delaunay voisine avec les expérimentations chromatiques de Franz Marc qui adorait peindre les bêtes (chevreuils et chevaux ici) affirmant « trouver l’homme laid. L’animal me semblait plus beau, plus pur. Mais je découvris en lui aussi tellement de choses heurtant les sentiments, de laideur, que mes représentations devinrent instinctivement (…) toujours plus schématiques, plus abstraites. »
L’exposition est d’une grande fluidité : point en effet de pesant pensum esthétique ou de déroulé un brin mécanique de tous les “-ismes” et des mouvements qui ont jalonné l’histoire. Ici, les œuvres – toiles, sculptures, dessins… – se répondent intelligemment, les ensembles sont cohérents et centrés sur des groupes comme Der blaue Reiter ou Die Brücke (avec deux merveilles signées Ernst Ludwig Kirchner). On redécouvre aussi toute la causticité des représentants de la Nouvelle Objectivité comme Georg Scholz, dont le musée possède plusieurs pièces maîtresses, ou Otto Dix avec un des ses chef-d’œuvre Les Sept Péchés capitaux. La place importante laissée à l’art allemand d’avant le Troisième Reich – que les Nazis qualifieront de “entartet”, c’est-à-dire “dégénéré” – est une des grandes forces de cette exposition qui se prolonge avec l’après-guerre et des œuvres de Dubuffet, Klein ou Baselitz, les fils plus ou moins légitimes des modernes.
Au milieu de ces deux sections, entre le rez-de-chaussée et le premier étage de la Kunsthalle, est présentée, dans une salle aveugle posée au cœur d’un escalier lumineux, une pièce majeure et profondément émouvante. Il s’agit d’un fragment d’une sculpture d’Emy Roeder (1890-1971) datant de 1918, retrouvé avec dix autres pièces de la même époque au cours de fouilles archéologiques menées au cœur de Berlin à l’été 2010. Cette Femme enceinte avait été offerte à la Kunsthalle en 1921 avant d’être confisquée et présentée par le pouvoir national-socialiste au cours de l’exposition Entartete Kunst de Munich en 1937. Après 1945, elle avait disparu… et fait aujourd’hui figure de symbole, de survivante témoignant pour toutes les œuvres disparues.
À Karlsruhe (Allemagne), à la Staatliche Kunsthalle, jusqu’au 3 octobre
+ 49 721 926 33 59 – www.kunsthalle-karlsruhe.de