Les poupées de chair rêvent-elles de pantins électriques ?
Jusqu’à présent absente de toutes les scènes strasbourgeoises, l’artiste et metteuse en scène franco-autrichienne Gisèle Vienne voit trois de ses pièces programmées au Maillon, à Pôle Sud et au TJP. Un focus aux confins d’une inquiétante étrangeté, entre fantasmes et fantômes, cruauté superbe et perverse innocence.
Visage d’ange et voix d’enfant. Âme tourmentée par le sentiment d’être étrangère au monde. Rien ne colle chez Gisèle Vienne, tout intrigue. Fascinée par les portes de la perception qu’elle ouvre aux quatre vents, cette artiste totale conçoit des spectacles inquiétants et dérangeants dans lesquels est observée dans sa plus crue nudité la bête qui sommeille en chacun de nous. Avec son goût pour la déconstruction du réel et les narrations fragmentées, elle se plait à investir l’imagination des spectateurs, leur conférant le rôle d’inspecteur des événements en cours dans ses pièces. Laissant une somme d’indices à la manière d’Alain Resnais et Robbe-Grillet dans L’Année dernière à Marienbad, le public n’est plus un simple témoin, mais le seul à pouvoir compléter le scénario, à dénouer les fils de ce qui relève de l’imaginaire et du réel, du rêve et du fantasme, de la perversion la plus totale ou du désir le plus pur.
Humanity is overrated
Après des études de philosophie et de musique, Gisèle entre à l’École supérieure nationale des Arts de la Marionnette où elle rencontre Jonathan Capdevielle qu’elle ne quittera plus. Les marionnettes la plongent au cœur du théâtre antique, aux sources même du besoin humain de catharsis, de représentation et de mise à distance. Ses pièces sont ainsi peuplées d’étranges pantins plus ou moins inanimés, fantômes à taille humaine errant au milieu de vivants guère plus accueillants, échos aux univers de Cindy Sherman et d’Annette Messager[1. Voir l’article La Mariée était en noir dans Poly n°153]. Pas étonnant de retrouver Robert Wilson ou Roméo Castellucci au rang des artistes – pour le moins tourmentés, comme les deux précédentes – qu’elle chérit. Les trois pièces présentées à Strasbourg offrent un panel de l’étendue des troubles et des nœuds intérieurs explorés par la metteuse en scène que l’on peut résumer, sans les y réduire, à une interrogation de notre fascination pour les stéréotypes (lolitas, travestis, mannequins…), les comportements déviants et pulsions morbides, la face sombre de nos désirs. Il y a définitivement quelque chose de pourri au royaume de Vienne.
Un Type immonde
Avec Jerk, l’entrée en matière est dénuée de douceur. Auteur de tous les textes et dramaturge attitré de Gisèle Vienne, l’écrivain américain Dennis Cooper s’est inspiré des crimes de Dean Corll – serial killer des années 1970 qui a tué et torturé une vingtaine de garçons avec l’aide de deux adolescents – pour composer cette nouvelle[2. Jerk est parue dans le recueil de nouvelles Un Type immonde, en 2010, aux éditions P.O.L (18 €) – www.pol-editeur.com] portée ensuite à la scène. Sur une simple chaise, Jonathan Capdevielle interprète l’un des ados, emprisonné à perpétuité, qui aurait appris la marionnette en détention et donnerait une représentation de ses crimes à des étudiants en psychologie (le public). Avec trois marionnettes à gaines, il livre un récit brut dévoilant les désirs transgressifs, morbides et érotiques des trois protagonistes, empruntant en ventriloque les voix de ses « pauvres victimes et copains morts ». Arborant un tee-shirt avec l’inscription humanity is overrated[3. L’humanité est surévaluée], il conte de manière linéaire les manipulations de Dean, psychopathe convainquant de jeunes paumés de mourir dans un sacré bordel, mélange de défonce, de violence et de snuff movie. Des pulsions de mort où le glauque le dispute souvent au sordide. L’innommable est ici verbalisé dans son dénuement trash et l’on assiste à des mimes de meurtres à la batte de baseball, des fists-fuck de cadavres encore chauds durant lesquels le comédien ne ménage pas sa peine en bruitages buccaux et, bien plus dérangeant, à la fascination malsaine des deux ados et amants qui bientôt, dépasseront leur maître. Ces confessions, livrées par le biais de petites marionnettes tenant l’auditeur à distance des faits évoqués, questionnent le danger de la réalisation de fantasmes extrêmes sans toutefois livrer les raisons sociales et intimes de leur apparition. Au spectateur de se débrouiller avec cet état du monde et de l’homme, attiré par le vide.
Perfection et chaos
Contre-pied total avec This is how you will disappear dans laquelle Gisèle Vienne reproduit une forêt réaliste jusque dans les détails : cadavres de bouteilles de bière entamées gisant dans un coin, véritable oiseau traversant la scène… Ce tableau de chasse représente de manière métaphorique le crime à venir. Dans une brume évanescente, une gymnaste répète des mouvements sous l’œil sévère de son entraîneur. L’ambiance musicale et sonore pèse comme un couvercle. Le drame point… Tout vrille et, lentement, se distord. Les mouvements deviennent saccadés et la fumée envahit le sous-bois dans un clair-obscur de sculpture de brume étrangement inquiétant. Comme dans un film de David Lynch, le trouble est renforcé par l’absence d’indications sur la temporalité des actions qui nous sont données à voir et la confusion entretenue entre réel et imaginaire. L’apparition d’une rock star au look grunge frappée à mort par l’entraîneur confessant lui-même le meurtre de sa petite amie a-t-elle vraiment lieu ? Est-ce un flash-back ou les simples pulsions lui traversant l’esprit ? D’une clairière à un espace mental, d’une pluralité de personnages aux émanations schizophréniques d’un seul, du désir tabou à sa réalisation proscrite, du rêve au cauchemar, il n’y a qu’un pas que franchit allégrement Gisèle Vienne.
Rituel et art
Dans un décor enneigé, Kindertotenlieder (sans rapport avec l’œuvre éponyme de Mahler) réunit le rituel païen des Perchten[4. Figures bienveillantes ou maléfiques, à cornes et à poils, qui animent les fêtes de l’Avent dans des villages autrichiens pour chasser les démons et punir les âmes damnées] et celui, plus improbable, d’un concert-funéraire de métal avec, en live, le groupe Sunn O))). Entretenant la confusion entre adolescents et marionnettes vêtues des mêmes sweats noirs, nous voilà conviés à un étrange cérémonial où la réalité glisse sur les tombereaux de neige s’abattant sur le plateau. Un mort sort de son cercueil, de jeunes paumés aux silhouettes androgynes boivent et se débattent, s’embrassent dans un même mouvement avant que les Perchten ne dictent leur force. La chanteuse elle-même tombe sous des coups de poignard sur fond de gros son envahissant. Une fois n’est pas coutume, Gisèle Vienne se plait à anéantir tout réalisme en cassant ses propres artifices théâtraux : le puissant éclairage latéral, comme issu d’une station arctique, laisse gisant les corps ainsi frappés de lumière, traînant des pantins inanimés comme des cadavres dans la neige. Restent des corps dénudés qui, inlassablement, se relèvent de mortelles blessures comme Kenny dans South Park. Cette cérémonie contemporaine d’une faune de jeunes revisite « le sens des fantasmes qui nous animent, liés à la cruauté, à l’innocence et à l’expiation », confie l’artiste. Mais aussi, et surtout, en creux, la question « de la place et de la nécessité du rituel et de l’art dans la société ». Assouvir une violence symbolique pour que la mort n’ait pas d’empire.
03 88 23 31 31 – www.musees.strasbourg.eu
03 88 27 61 81 – www.maillon.eu
03 88 35 70 10 – www.tjp-strasbourg.com
03 83 85 33 11 – www.opera-national-lorraine.fr
www.g-v.fr